Les lumières de la Révélation sont accessibles à tous les hommes. Alors même que beaucoup les ont accueillies, les commandements de l’amour ne sont mis en pratique que d’une manière approximative, comme si l’objectif principal de la vie chrétienne résidait dans une satisfaisante acclimatation de la vigueur de la Parole et de la force des sacrements aux idées vaines de notre temps et à la faiblesse de nos résolutions. Il est fréquent aujourd’hui de ne chercher dans l’évangile que la confirmation de ce que l’on pense et de ce que l’on vit. C’est oublier que la prédication du Seigneur commence ainsi : « Convertissez-vous » (Mc 1,15). Et le Seigneur avertit encore :
« La voie est étroite »
Comment discerner si l’on vit l’évangile par intérêt mondain ? Le sens commun reconnaît difficilement la vérité, explique le bienheureux J.-H. Newman, la vérité n’est jamais reçue par le grand nombre. Au contraire, elle rencontre l’opposition : « Vous avez bien voulu vous réjouir un moment à sa lumière » (Jn 5,35) dénonce le Seigneur Jésus. L’accueil triomphal de Jésus-Christ à Jérusalem est un autre exemple que l’accueil unanime de la vérité est éphémère (cf. Lc 19,37). « Les hommes mauvais et les charlatans iront toujours plus loin dans le mal. » (2Tm 3,13) Ainsi, il est facile de prendre pour la vérité de la foi les succédanés que l’esprit du monde lui substitue. Quand bien même on serait protégé de ces illusions, resterait le danger d’être fidèle à l’évangile pour l’admiration dont les hommes pieux récompensent les sages. Tous les hommes sont donc susceptibles d’être aveugles. « Ma conscience ne me reproche rien, mais ce n’est pas pour cela que je suis juste » (1Co 4,4), reconnaissait saint Paul.
Il existe cependant une preuve du sérieux de notre attachement à l’évangile : le renoncement. Jésus dit en effet : « Celui qui veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour et qu’il me suive. » (Lc 9,23) L’appel du Christ est à vivre au quotidien ; dès lors porter sa croix ne peut représenter ni des efforts occasionnels, ni des actes exceptionnels, ni même un sacrifice consenti une fois pour toutes. Le renoncement que demande Jésus est la persévérance dans les petites choses, lesquelles se reconnaissent à ce qu’elles sont contraires à notre nature. Même si nous nous trouvions en accord avec tous les commandements du Seigneur sauf un seul, même le plus petit, ce défaut affecterait notre esprit tout entier. Notre jugement sur les personnes, sur les événements et sur les philosophies des hommes, notre attitude envers Dieu et envers nos frères, tout cela dépend de l’effort rigoureux appliqué à l’observation de la Loi, du renoncement dans les petites choses. Peu y parviennent…
« La voie est étroite »
Envisageons qu’à force de travail sur soi, le moindre défaut ait disparu. Ce n’est pas impossible : l’évangile rapporte l’histoire d’un jeune homme pratiquant les commandements avec intégrité depuis son jeune âge (Cf. Mc 10,17-34). Une telle âme, resplendissante de la beauté divine, plut au Seigneur qui « l’aima » (Mc 10,21). À ce moment précis, Jésus lui proposa de tout quitter pour le suivre. La nature du renoncement apparaît clairement dans ce contexte : il n’est pas une ascèse de vie destinée à mériter les récompenses célestes, mais le détachement de toute joie temporelle au profit exclusif de l’eau vive promise par le Messie (cf. Jn 4,10). Le radicalisme évangélique est ainsi défini par le choix de jouer sa vie, sans protection, sans retenue, pour obtenir l’eau vive. Ce choix ne requiert ni courage ni héroïsme, seulement l’exercice de la liberté. Cet engagement radical ne protège d’aucune chute, il ne fait disparaître aucune faiblesse, mais il attendrit immanquablement le cœur de Dieu. Le Seigneur nous rencontre dans notre faiblesse et dans notre fragilité. Les perfections construites de main d’homme ne rapprochent pas de Dieu, elles ne font pas entrer dans le Royaume. « Il ne s’agit pas du vouloir ni de l’effort humain, mais de Dieu qui fait miséricorde. » (Rm 9,16) Il revient cependant à l’homme un travail, clé de la vie spirituelle : renoncer.
« La voie est étroite »
Or, la « voie » que Notre Seigneur qualifie d’« étroite » parce que peu la découvrent, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus l’appelle « petite ». Beaucoup croient la comprendre, mais peu s’y aventurent vraiment.
Revenons aux fondements. Dieu souhaite offrir à l’homme le seul bien qui soit, lui-même. On ne peut demander ce bien unique qu’avec humilité et pauvreté, c’est-à-dire dans un cœur purifié de tout désir de grandeur et de dépassement, un cœur doux et humble, capable de renoncer à tout ce qui n’est pas Dieu. Ainsi, pour recevoir Dieu, il faut être capable de ne désirer aucune grandeur ; ce qui revient à admettre que recevoir Dieu implique le renoncement à tout ce que l’intelligence humaine associe habituellement à Dieu. Le désir qui fait tendre vers Dieu doit être pur de toute convoitise. En somme, Dieu ne donne qu’aux cœurs de pauvres. Or la pauvreté est le fruit conjoint de l’expérience de la misère du péché et de la douceur de la miséricorde. Le 12 août 1897, Thérèse écrivait en effet :
« J’ai des sentiments encore plus bas de moi-même. Mais qu’elle est grande la nouvelle grâce que j’ai reçue ce matin, au moment où le prêtre a commencé le Confiteor avant de me donner la communion et que toutes les sœurs l’ont continué. Je voyais là le bon Jésus tout près de se donner à moi, et cette confession me paraissait une humiliation si nécessaire. “Je confesse à Dieu, à la Bienheureuse Vierge Marie, à tous les Saints que j’ai beaucoup péché…” Oh ! oui, me disais-je, on fait bien de demander pardon pour moi en ce moment, à Dieu, à tous les Saints… Je me sentais, comme le publicain, une grande pécheresse. Je trouvais le bon Dieu si miséricordieux ! Je trouvais cela si touchant de s’adresser à toute la Cour Céleste, pour obtenir par son intercession le pardon de Dieu. Ah ! j’ai bien manqué de pleurer, et quand la Sainte Hostie a été sur mes lèvres, j’étais bien émue. Que c’est extraordinaire d’avoir éprouvé cela au Confiteor ! Je crois que c’est à cause de ma disposition présente ; je me sens si misérable ! Ma confiance n’est pas diminuée, au contraire, et le mot “misérable” n’est pas juste, car je suis riche de tous les trésors divins ; mais c’est justement pour cela que je m’humilie davantage. Quand je pense à toutes les grâces que le bon Dieu m’a faites, je me retiens pour ne pas verser continuellement des larmes de reconnaissance. Je crois que les larmes que j’ai versées ce matin étaient des larmes de contrition parfaite. » (Cahier Jaune, 169)
Le témoignage de sainte Thérèse enseigne combien les larmes de contrition touchent le cœur de Dieu. Trop facilement, on oublie que la contrition naît de la détestation du péché. Dieu s’émeut que le cœur du pécheur ait en horreur son péché et désire revenir dans l’amitié offerte. « Je vous le dis : C’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion. » (Lc 15,7) Ainsi, la petite voie n’est pas qu’une affaire de petitesse, elle est la compréhension de ce qu’apporte la misère du péché à la splendeur de la charité. Cette compréhension nécessite de se remettre en cause, d’entendre Jésus disant « Vous qui êtes mauvais » (Mt 7,11) et disant aussi « Tes péchés sont pardonnés. » (Lc 7,48).
C’est pourquoi Thérèse écrivait quelques jours plus tôt (7 août) :
« Oh ! si j’étais infidèle, si je commettais seulement la moindre infidélité je sens que je le paierais par des troubles épouvantables, et je ne pourrais plus accepter la mort. Aussi je ne cesse de dire au bon Dieu : “Ô mon Dieu, je vous en prie, préservez-moi du malheur d’être infidèle.”
De quelle infidélité voulez-vous parler ?
D’une pensée d’orgueil entretenue volontairement. Si je me disais par exemple : J’ai acquis telle vertu, je suis certaine de pouvoir la pratiquer. Car alors ce serait s’appuyer sur ses propres forces, et quand on en est là, on risque de tomber dans l’abîme. Mais j’aurai le droit sans offenser le bon Dieu de faire de petites sottises jusqu’à ma mort, si je suis humble, si je reste toute petite. »
Soulignons d’abord que sainte Thérèse ne vit pas la persistance du péché avec la résignant désinvolte d’un Luther, mais avec l’horreur qu’éprouvent les cœurs purs. Ensuite, la petite Thérèse manifeste une grande intransigeance pour le péché, le débusquant dans la moindre « pensée d’orgueil entretenue volontairement ». Elle nous enseigne de cette manière que les péchés nous faisant honte sont moins dangereux pour le salut que les pensées flatteuses entretenues avec complaisance. Enfin, Thérèse met en lumière que l’engagement radical dans l’appauvrissement permettant l’accueil du don Dieu, c’est-à-dire dans le renoncement évangélique, est la meilleure garantie de salut parce qu’il repose sur la confiance absolue et exclusive en l’amour de Dieu. La voie du bonheur est étroite. Elle se laisse trouver par les cœurs pauvres se défiant d’eux-mêmes et implorant la miséricorde de les secourir.
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