L’histoire est ancienne. Une histoire d’amour comme les littérateurs en ont raconté mille. Un couple, que tout rapproche, se distend peu à peu et s’avance vers l’irrémédiable. La belle est frivole, l’amoureux souffre d’être mal aimé. Cette histoire simple et triste, Molière aussi l’a mise en scène.
Pierrot – Tu ne m’aimes point !
Charlotte – N’est-ce que ça ?
P. – Oui, ce n’est que ça et c’est bien assez.
Ch. – Mais tu me dis toujours la même chose.
P. – Je te dis toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose, et si ce n’était pas toujours la même chose, je ne te dirais pas toujours la même chose.
Ch. – Que veux-tu ?
P. – Je veux que tu m’aimes.
Ch. – Est-ce que je ne t’aime pas ?
P. – Non, tu ne m’aimes pas ; je fais pourtant ce que je peux pour ça. (…)
Ch. – Mais je t’aime aussi.
P. – Tu m’aimes d’une belle manière…
Ch. – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ?
P. – Je veux que l’on fasse comme on fait quand on aime comme il faut.
Cette histoire se lit dans la Bible aussi. La même, traversant l’Ancien et le Nouveau Testament, mais déchirante et terrible car Dieu est l’amant mal traité. Les prophètes, les uns après les autres, disent tous la même chose parce que c’est toujours la même chose. Jésus, à sa manière, qui est de se laisser crucifier, dit encore la même chose. À Paray, en juin 1675, le Christ se manifeste à Marguerite-Marie Alacoque alors qu’elle priait devant le Saint-Sacrement et dit à nouveau sa souffrance :
« Voici ce Cœur qui a tant aimé les hommes qu’il n’a rien épargné jusqu’à s’épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour ; et pour reconnaissance, je ne reçois de la plupart que des ingratitudes, par leurs irrévérences et leurs sacrilèges, et par les froideurs et les mépris qu’ils ont pour moi dans ce Sacrement d’amour. Mais ce qui m’est le plus sensible est que ce sont des cœurs qui me sont consacrés qui en usent ainsi ».
À Paray, le Sacré-Cœur pleure comme Jésus pleura sur Jérusalem :
« Si tu avais reconnu en ce jour ce qui donne la paix ! »
Comment expliquer ce mystère d’incompréhension ? Parce que nous ne savons pas ce qu’est aimer. Dès lors, Dieu nous est étrange. À Abraham, par exemple, Dieu demande d’abord de sacrifier son fils (cf. Gn 22,2) puis, par son ange, il interrompt le rituel (cf. Gn 22,12). On s’interroge. Que veut Dieu finalement ? Il souhaite empêcher les réponses faciles et nous faire comprendre que nous ne comprenons pas l’amour. L’amour n’est pas une saveur, il n’est pas un sentiment, il n’est pas davantage une volonté ou une intelligence. Il procède de tout cela, il possède beaucoup de tout cela, mais, dans le fond, l’amour est une blessure. Béante. Le côté transpercé. Non pas une blessure causée naguère par un certain soldat romain, mais une blessure métaphysique, lumineuse et brûlante, éperdue et joyeuse, que Dieu éprouve d’abord en lui-même et qu’il met en scène sur la Croix pour nous dire :
« Si tu avais reconnu en ce jour ce qui donne la paix ! »
Tout se joue en effet sur la Croix. Le Sacré-Cœur nous est donné pour découvrir le crucifié, Dieu blessé d’amour en face de sa créature. « Nul ne peut vraiment comprendre Jésus crucifié s’il n’a d’abord pénétré dans le sanctuaire de son Cœur », écrivait Pie XII (Haurietis aquas, 71). Ce mystère s’offre davantage à l’expérience qu’à la spéculation. Il faut entrer dans le sanctuaire qui est lumière et gloire, puis participer à la liturgie sacrificielle. Il faut entrer dans la joie et suivre le mouvement que décrit sainte Catherine de Sienne : lever le regard vers Jésus crucifié et devenir amour (Lettre 165). S’unir à l’amour et devenir amour. Que la créature accepte la blessure de feu jaillie du brasier ardent, telle est la consolation que demande le Sacré-Cœur.
C’est simple, mais c’est trop. Les hommes rêvent de connaître la douceur de l’amour sans recevoir la blessure de l’amour. Pour vaincre cette illusion, le Sacré-Cœur s’offre à notre contemplation. Devant lui, la peur de souffrir s’évanouit, tant il imprime en nous le désir de l’amour offert. La réponse tarde pourtant, on éprouve même un mouvement de recul, proportionné à son orgueil. Devant le Cœur de Jésus, humble et ardent, l’homme comprend qu’il n’est rien, il découvre combien l’amour du Christ conduit à se perdre en Dieu : « ce n’est plus moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi. » (Ga 2,20) Telle est désormais la seule hésitation, expliquant pourquoi Notre Seigneur trouve si peu d’âmes acceptant de se laisser façonner au feu : repousser le Cœur de Jésus dans l’illusion de demeurer soi-même. On retourne alors à soi, triste et déçu, parce qu’on aura voulu cueillir un peu de Dieu, mais pas trop, pas tout entier. On s’éloigne de la joie de se découvrir pleinement soi-même en lui.
Frères et sœurs, ce mois-ci, donnons sa chance au Sacré-Cœur. Risquons la folle confiance qui dit oui à Jésus. L’heure est grave ; ce n’est pas un jeu. « Ce n’est pas pour rire que je t’ai aimée » disait Jésus à sainte Angèle de Foligno (Révélations, 33). L’amour de Dieu n’est pas une assurance pour le paradis. La partie n’est pas jouée. Saint Dominique a perdu le sommeil en se demandant ce que deviendront les pécheurs. Sainte Thérèse de Lisieux a mené une bataille terrible pour sauver Pranzini. Changer de cœur exige de sortir de son sommeil et d’abandonner la conviction que l’amour de Dieu épargne tout effort d’obéissance. Les cœurs endurcis pensent que tout cela n’est pas si grave, qu’il ne faut pas se tourmenter ; ils rabâchent que Dieu est bon et s’enivrent de cette assurance. Mais qui mesure l’horreur du péché comprend que l’abandon au Sacré-Cœur est la seule alternative au désespoir. Le Christ attend le cadeau d’une confiance folle, d’une espérance à toute épreuve. Plaçons cette espérance dans le Cœur Sacré de Notre Seigneur pour n’entendre jamais Jésus pleurer sur notre âme :
« Si tu avais reconnu en ce jour ce qui donne la paix ! »
Enfin, s’approcher du Sacré-Cœur est un exercice d’écoute. « Écoute, Israël ! » (Dt 6,4) Écoute battre ce Cœur si doux. Tout est là. Depuis le début de l’histoire, le cri du Seigneur n’est qu’une invitation à écouter battre son cœur. Si nous l’écoutions, nous serions entraînés dans l’amour. Notre propre cœur se mettrait à battre, par résonnance. « Voici en quoi consiste l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est lui qui nous a aimés. » (1Jn 4,10) L’adoration eucharistique ne se comprend pas autrement. Écouter battre le divin cœur et se laisser entraîner à battre à l’unisson. Alors, tout s’ajuste doucement : le frère retrouve sa dignité, les pardons sont donnés, Dieu reprend la première place, la prière redevient nécessaire. On s’étonne d’avoir si longtemps été étranger à soi-même.
Certains résisteront : « c’est bien beau, j’écoute de mon mieux, pourtant je n’entends rien ! » En vérité, personne n’entend rien. Même les mystiques, même les saints n’entendent rien car l’amour véritable est une réalité inaccessible à la chair. Ce que les saints racontent de leurs extases n’est rien comparé à ce qu’ils ont vécu et qu’ils ne peuvent pas dire, ce n’est rien en face de ce qu’ils ont vécu mais dont ils n’ont pas conscience. On entend, parfois ; si peu, toujours. Mais qu’importe ? L’écoute est obsédante comme la recherche du négociant de la parabole : il investit toute sa vie pour la perle rare (cf. Mt 13,46). Chaque fois que nous dirons : « je n’ai pas que ça à faire », rappelons-nous cet homme. D’ailleurs, consoler le Sacré-Cœur n’est possible qu’à temps plein, tant il est vrai qu’il n’y rien d’autre à faire ici-bas que répondre à l’amour de Dieu.
« Si tu avais reconnu en ce jour ce qui donne la paix ! »
Reste le combat de l’obéissance. Nous multiplions les défaites tant que nous ignorons comment le Cœur de Jésus est notre victoire. Il faut cesser de faire la volonté de Dieu comme on satisfait les caprices d’un puissant. Dieu n’a qu’une seule volonté sur nous : que nous lui donnions notre cœur. Il désire l’union de nos cœurs. Or, ce serait un mensonge de donner son cœur sans demander le sien à l’autre. C’est pourquoi Jésus, en offrant le Sacré-Cœur, demande notre amour. De même, il serait monstrueux de prendre un cœur qui s’offre sans offrir le sien en retour. Ce serait du mépris. Ainsi, la seule manière d’accueillir le Cœur divin est de lui offrir le nôtre. Dans ce don mutuel, les deux libertés n’en font plus qu’une, chacune rejoignant l’autre dans son désir du don réciproque. C’est pourquoi Dieu, le premier, peut demander ce qu’il veut ; il peut tout exiger de nous. Lui-même est disposé à accomplir toute demande, à répondre aux plus grandes fantaisies. « Demandez et vous recevrez ! » (Mt 7,7) L’obéissance a toujours pour cadre l’union des cœurs. C’est pourquoi l’obéissance du Christ sur la Croix ne peut être comprise qu’en entrant dans le sanctuaire du Sacré-Cœur.