On comprend habituellement ce qu’est la prière en considérant celle que l’on vit dans des lieux, des formes et des temps déterminés. Mais saint Paul exhorte également à une autre prière :
Priez sans relâche.
Cette prière, qui jamais ne cesse, nous paraît attachée au plus haut degré de la vie spirituelle, accessible à qui est suffisamment avancé dans la sainteté pour n’avoir d’autre préoccupation que Dieu – comme les contemplatifs, assurément. Le Concile Vatican II enseigne pourtant que Dieu invite tout homme à entretenir un dialogue constant avec lui :
L’aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette vocation de l’homme à communier avec Dieu. Cette invitation que Dieu adresse à l’homme de dialoguer avec Lui commence avec l’existence humaine. Car, si l’homme existe, c’est que Dieu l’a créé par amour et, par amour, ne cesse de lui donner l’être ; et l’homme ne vit pleinement selon la vérité que s’il reconnaît librement cet amour et s’abandonne à son Créateur. (GS 19)
La vérité de l’homme se trouve dans la communion avec Dieu. Toute prière est alors un devoir naturel, c’est-à-dire qu’en un certain sens tout homme, croyant ou païen, est tenu de la pratiquer. Or, de même qu’un homme n’est pas successivement en bonne santé puis en mauvaise santé, au gré de ses humeurs, un homme n’est pas religieux par intermittence. L’homme est religieux, il l’est sans cesse.
De multiples manières, dans leur histoire, et jusqu’à aujourd’hui, les hommes ont donné expression à leur quête de Dieu par leurs croyances et leurs comportements religieux (prières, sacrifices, cultes, méditations, etc.). Malgré les ambiguïtés qu’elles peuvent comporter, ces formes d’expression sont si universelles que l’on peut appeler l’homme un être religieux. (CÉC 28)
L’homme est appelé à orienter sa vie, ses pensées et ses actions, vers le terme spirituel que Dieu lui a révélé. Dès lors, le service et la louange de Dieu dans lesquels tout homme trouve son accomplissement ne sont pas des tâches ponctuelles mais constituent une manière d’être. En ce domaine, il n’existe pas de tablier de service qu’on l’on endosse le matin et que l’on dépose le soir. Tout homme, pour peu qu’il prête attention aux exigences de sa conscience et de la raison naturelle, doit témoigner par une vie ordonnée à la loi de Dieu qu’il a reconnu le commandement du Créateur :
Priez sans relâche.
On se demandera pourtant s’il existe un homme consacrant chaque instant à glorifier Dieu parfaitement… Sans doute pas. Mais il faut retenir deux points : d’abord, la prière est un devoir lié à la condition de créature. Que personne ne s’en acquitte parfaitement ne change rien à l’impératif d’une vie ordonnée à la volonté de Dieu. Ensuite, la prière n’est pas une contrainte religieuse dont certains pourraient se dispenser, par exemple parce qu’ils n’adhèrent à aucune religion. L’appel surnaturel de Dieu sur l’homme est lié à sa nature et non à sa culture ou à son histoire.
Cet enseignement nous prend en flagrant délit d’incohérence et de tiédeur, nous qui, trop souvent, sommes religieux à l’heure des prières rituelles et cessons de l’être en quittant l’assemblée dominicale… Il n’est aucune circonstance où l’on cesserait de vivre en chrétien.
[Le] divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d’un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps. (GS 43)
Saint Thomas d’Aquin enseigne que chacun de nos actes, y compris manger et boire (cf. 1Co 10,31), devrait être une prière rendant gloire à Dieu :
Nous pouvons envisager la prière soit en elle-même, soit dans sa cause. Celle-ci n’est autre que le désir de charité. Ce désir doit, en nous, être continu, qu’il soit actuel ou virtuel ; car sa vertu demeure dans tout ce que nous faisons par charité, et nous devons, dit saint Paul (1Co 10,31), faire tout pour la gloire de Dieu. À ce point de vue on doit parler d’une prière continuelle, saint Augustin le dit : « Dans la foi et la charité, le désir incessant nous fait prier toujours. » (IIa IIae q. 83 a. 14 c.)
L’Aquinate explique ainsi qu’il est de notre devoir d’entretenir constamment le désir d’aimer afin de rendre gloire à Dieu en toute chose. La prière est alors continuelle.
Mais comment développer une telle vie spirituelle ? La vie est un don de Dieu et un mystère : « votre vie reste cachée avec le Christ en Dieu. » (Col 3,3) Elle n’est pas un objet que nous pourrions observer en son dynamisme propre. Cependant, la présence du Saint Esprit se manifeste dans l’activité spirituelle, laquelle consiste fondamentalement en une attitude de constante prière. De même que la vie animale n’habite pas un corps raide et froid, la vie spirituelle ne saurait habiter une âme qui ne prie pas. C’est à la constance et à l’intensité de notre prière que nous mesurons notre consentement à la vie spirituelle et au désir de charité.
On peut résister à cette pensée en avançant que l’on ne ressent pas un désir aussi intense et radical ; dès lors comment prier plus ? Certains ajouterons que, certes nous appartenons au Christ, mais la grâce baptismale est extérieure, comme une marque superficielle colorant notre âme, indiquant de la sorte qu’elle appartient à Dieu. Dans ce cas, notre cœur ne serait pas concerné, nos pensées n’en seraient pas affectées, notre agir ne serait pas influencé. Il n’en est rien. Par le baptême, le chrétien devient « une création nouvelle. » (Ga 6,15) L’Esprit-Saint imprime un mouvement céleste, il donne de bonnes pensées et de bons désirs, il éclaire l’intelligence, il fortifie la volonté et il oriente vers Dieu. « C’est l’Esprit qui fait vivre » (Jn 6,63). Dieu devient alors visible en tout par la foi, il devient familier par la prière continuelle. C’est pourquoi saint Paul exhorte avec constance : « En toute circonstance, que l’Esprit vous donne de prier et de supplier » (Ep 6,18) ; « Ne soyez inquiets de rien, mais, en toute circonstance, priez et suppliez » (Ph 4,6) ; « Soyez assidus à la prière ; qu’elle vous tienne vigilants dans l’action de grâce » (Col 4,2) ; « soyez assidus à la prière. » (Rm 12,12)
Priez sans relâche.
Où sont donc les chrétiens priant sans cesse ? Dieu habite-t-il nos pensées ? Pensons-nous à lui et à son Fils, notre Sauveur, au long du jour ? Quand nous mangeons et buvons, le remercions-nous, en Esprit ? Quand nous accomplissons des actes bons, désirons-nous travailler à sa gloire ? Dans la pratique de notre métier, désirons-nous connaître et accomplir sa volonté le plus parfaitement possible ? Que nous entreprenions une neuvaine à une intention particulière : comparons la ferveur de notre prière entre le premier et le neuvième jour… Notre endurcissement rend difficiles les élans les plus simples de la vie spirituelle. Il en est ainsi car notre perception du monde invisible n’est pas celle que donne la foi.
Creusons encore. Combien de pensées futiles occupent nos esprits ? Essayons-nous d’en prendre conscience et de les reconnaître ? Sommes-nous attristés de les découvrir et de mesurer le temps perdu à ces rêveries ? Où sont les pensées vraies et saintes qui manifestent notre union à Dieu ? Pourquoi demeure-t-il en nos esprits tant de considérations oiseuses, insensées ou viles ? Un jour prochain, nous aurons devant les yeux l’ensemble de nos désirs de jeunesse, de nos rêves de grandeurs, de nos aspirations à la vaine gloire, de nos goûts inférieurs, de nos aversions pour les sujets spirituels, de nos efforts pour plaire à ceux qui déplaisent à Dieu, de nos admirations pour les grands de ce monde, de nos complaisances pour les pensées impures, de nos approbations secrètes aux procès injustes… Nous aurons ce jour-là des paroles dures contre nous-mêmes et des regrets sincères de ne pas avoir prié sans cesse, car le temps est court qui prépare l’éternité. Dans le combat contre la séduction de ces pensées, la prière continue brise les illusions et fortifie la confiance en Dieu. En vérité, il construit notre liberté celui qui commande :
Priez sans relâche.
Comme on entoure un malade de mille prévenances aimables et de préceptes rigoureux de bien se protéger du mal, assistons notre âme qui veut vivre selon l’Esprit de son baptême ! Soyons patients pour son infirmité, encourageons la dans ses progrès, ne ménageons pas nos efforts pour lui faciliter l’accès aux chambres hautes où l’attend l’Hôte intérieur. Qu’elle retrouve le Bien-Aimé, jamais plus elle ne voudra le quitter. Pas un seul instant. Pour aucune pensée, pour aucun projet, pour aucune gloire. Pas un seul instant. Sa joie sera dans sa présence à l’Éternel présent. Sa paix sera dans la compagnie de l’Enfant innocent. Son bonheur est en Dieu qui illuminera toute la maisonnée. Et on l’entendra crier à l’entour son secret :
Priez sans relâche !