Le temps de l’avent est un temps d’attente, de douceur et de paix. Préparer la Nativité est toujours une consolation, un élan simple et naturel. Il convient pourtant de se demander quelles sont les meilleures dispositions intérieures pour accueillir le Seigneur Jésus. Cette question fait basculer dans un tourment amoureux fort éloigné de l’optimisme superficiel affecté autour de nous. Jésus, en effet, vient pour tout sauver et pour recueillir notre réponse à l’invitation de l’amour de Dieu. L’avent apparaît ainsi comme le temps de ressentir l’impérieuse nécessité d’être sauvé et de réveiller le désir d’être aimé en plénitude. Il est le temps de la tension vers Dieu.
« Mon âme te désire dans la nuit. »
Insensiblement, le monde où nous vivons nous pousse à domestiquer le Christ : à le voir comme un fondateur de religion parmi d’autres, comme un philosophe éminent, un sage incomparable, un homme compatissant et inspirant, toutes sortes de titres prétendant lui rendre hommage mais éludant l’essentiel : il est le rédempteur, vrai Dieu et vrai homme, faisant toutes choses nouvelles (cf. Is 43,19). L’estime de soi, la pensée positive, l’épanouissement personnel et tout ce que notre culture érige en comportements bénéfiques constitue un écran de fumée occultant l’impossible impasse où nous sommes enferrés : nous avons été créés pour l’amour et nous sommes esclaves du péché. On objectera : faut-il encore parler du péché ? N’est-ce pas une obsession pessimiste ? Rappelons alors quels versets la liturgie de l’Église donne à méditer pour le 1er dimanche de l’avent :
« Notre-rédempteur-depuis-toujours », tel est ton nom. (…) Tu étais irrité, mais nous avons encore péché, et nous nous sommes égarés. Tous, nous étions comme des gens impurs, et tous nos actes justes n’étaient que linges souillés. Tous, nous étions desséchés comme des feuilles, et nos fautes, comme le vent, nous emportaient. (Is 63,16b ; 64,4b-5)
Ainsi, l’éclatante lumière de la Parole de Dieu dissipe tout déni sur notre condition ; nous sommes dans la nuit. Nous pouvons encore faire de bonnes choses, mais nos actes justes sont toujours assombris par notre dysfonctionnement peccamineux. Nos fautes nous emportent, c’est-à-dire qu’au fondement de ces dérèglements est la fragilité de notre volonté ; on ne peut pas compter sur elle seule pour se relever. Une aide extérieure est nécessaire, venue d’un homme qui n’aie aucune compromission avec le péché, un homme qui soit Dieu. Au fond de nos obscurités, l’avent fait renaître avec force, viscéralement, le désir du Sauveur.
« Mon âme te désire dans la nuit. »
Se bien préparer à accueillir l’Enfant Jésus nécessite de raviver la conscience de notre condition pécheresse et de la nécessité d’être sauvé.
Le feu du désir purifie alors les yeux de l’âme, révélant qu’au cœur de nos nuits, vibre le désir d’un autre : celui de Dieu que l’homme vive de sa grâce.
À peine m’étais-je éloignée des occasions dangereuses et consacrée davantage à l’oraison, que le Seigneur, de son côté, se mit à me favoriser de ses grâces. On aurait dit qu’il désirait que je veuille bien les recevoir. (Sainte Thérèse d’Avila, Vie, 23,2)
L’humble témoignage de sainte Thérèse d’Avila montre que l’appel à la vie est entendu dans la veille, c’est-à-dire dans le choix résolu de se détourner des occasions de chute et d’honorer le temps de l’oraison cœur à cœur. Or ce chemin d’intériorité menant à aimer et être aimé dévoile la carence fatale du désir d’être aimé. Nos péchés ne seraient pas si têtus, nos repentirs si lâches, si nous avions l’audace de vraiment désirer être aimé.
Le désir d’être aimé est difficile à comprendre parce que, dans le fond, et le désir et l’amour nous sont étrangers. Le désir est tout à la fois familier et insaisissable, il se confond aisément avec le besoin et la volonté, qu’il accompagne toujours ; il en est différent cependant car on peut désirer ce dont on n’a pas besoin sans le vouloir. En pratique, on remplace couramment l’amour par la convoitise, par la séduction et même par le dévouement. De plus, le désir d’être aimé devrait être recherché pour lui-même, en ce qu’il est le lieu privilégié de notre ressemblance avec Dieu.
« Mon âme te désire dans la nuit. »
Expliquons-nous. Dieu est amour, par nature. Il ne sait qu’aimer, il ne peut qu’aimer. Il aime l’homme d’un amour infini parce que divin. Dieu aime et désire être aimé parce qu’il est amour. Saint Bernard l’explique de cette façon :
Le Père vous attend, il vous désire, non seulement en raison de l’extrême charité dont il vous a aimés — et c’est pourquoi le Fils unique qui est dans le sein du Père l’a affirmé lui-même en disant : Le Père vous aime [Jn 16,27] — mais le Père vous désire aussi à cause de lui-même, ainsi que le dit le prophète : C’est à cause de moi-même que j’agis ainsi et non pas à cause de vous. [Ez 36,22] (Sermon sur Ô Juda et Jérusalem)
Cependant, l’homme n’a pas répondu à ce désir. Sainte Thérèse d’Avila l’exprime douloureusement en ces termes :
Cette volonté divine demande que nous aimions la vérité et nous aimons le mensonge ; elle demande que nous aimions ce qui est éternel et nous nous portons vers ce qui finit ; elle demande que nous aimions ce qui est grand, élevé, et nous aimons ce qui est vil et terrestre ; elle demande que nous aimions ce qui est assuré et nous aimons ce qui est incertain. (Chemin de perfection, 42,4)
Ce drame se révèle sur le Golgotha. Dieu n’est pas aimé, son désir de l’être demeure ignoré. Le désir d’être aimé est ainsi une souffrance.
Or, à notre manière, nous faisons une expérience comparable : nous ne sommes pas aimés comme nous pourrions l’être — le tentateur exploite couramment cette déception, on n’y prend pas assez garde. Dès lors, pour éviter de souffrir, le cœur de l’homme renonce au désir d’être aimé, se ferme et se nourrit de substituts : la convoitise, qui pousse à prendre ce qui n’est pas donné, la séduction, qui singe la communion dans un rapport de domination, et le dévouement, qui marchande un service inconditionnel contre une reconnaissance. Les trois — le vol, la domination et la reconnaissance — tiennent lieu d’amour en nos cœurs malades. Ainsi, qui renonce au désir d’être aimé se perd lui-même hors de l’amour.
Telle est donc l’implacable logique de notre malheur : déçu par l’amour humain, le cœur ne croit pas à l’amour divin, il n’y croit pas assez pour lui faire confiance. Il ne lui fait pas confiance parce qu’il ne le comprend pas. Il ne comprend pas l’amour parce qu’il ne le pratique pas. Il ne vit pas l’amour parce qu’il a renoncé au désir d’être aimé. Pour échapper au cortège des souffrances de l’amour déçu, le cœur s’habitue à être admiré plutôt qu’à être aimé, à être l’objet d’attentions exclusives mais pas l’objet d’un amour d’élection, à être envoûté et non pas aimé. L’âme sombre ainsi, insensiblement, dans les ténèbres de la désespérance, tant il est vrai que le désir d’être aimé grandit dans un cœur qui aime et qu’il faut désirer être aimé pour aimer gratuitement. Pourtant, au cœur de la nuit, la fragile étoile de Noël réveille l’inextinguible désir d’être aimé :
« Mon âme te désire dans la nuit. »
Comme l’immense petite Thérèse saisissant d’un seul élan la crèche et la croix, l’âme perçoit alors que le désir d’être aimé se vit en communion avec l’amour qui n’est pas aimé. La souffrance n’est plus un obstacle, mais une source de la joie profonde de ressembler au Bien-Aimé, de goûter l’amertume dont lui seul connaît l’abîme. Aimer celui qui vole, celui qui brutalise et celui qui marchande l’amour, sans attendre l’amour en retour. Aimer celui qui n’aime pas, pour lui offrir la pauvreté et la souffrance du désir d’être aimé. L’Enfant Jésus, venant à nous pauvre et mendiant de notre amour, ne fait rien d’autre. Sainte Thérèse de Lisieux l’avait perçu, qui écrivait :
[Jésus] n’a point besoin de nos œuvres, mais seulement de notre amour, car ce même Dieu qui déclare ne pas avoir besoin de nous dire s’il a faim, n’a pas craint de mendier un peu d’eau à la Samaritaine. Il avait soif… Mais en disant « Donne-moi à boire » [Jn 4,6-13] c’était l’amour de sa pauvre créature que le créateur de l’univers réclamait. Il avait soif d’amour. (Manuscrit B)
Puisse ce beau verset d’Isaïe nous accompagner dans la longue nuit de l’avent et nous révéler ses accents secrets : dans le fond, tout au fond de la crèche, Dieu lui-même le murmure à notre cœur.
« Mon âme te désire dans la nuit. »
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