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Cette septième et dernière demande a été omise par saint Luc : peut-être la considérait-il comme incluse dans la précédente ? Elle peut en effet apparaitre comme un complément de la sixième : pour ne pas succomber à la tentation, il est nécessaire que le Seigneur nous délivre du mal. Mais il est sans doute plus judicieux de garder la symbolique du nombre sept en distinguant les deux dernières demandes. La Bible de Jérusalem souligne en effet que « ce chiffre est cher à Matthieu : deux fois 7 générations dans la généalogie (Mt 1) ; 7 Béatitudes (Mt 5) ; 7 paraboles (Mt 13) ; pardonner non pas 7 fois mais 77 fois (Mt 18) ; 7 malédictions des pharisiens (Mt 23) ; 7 parties de l’Evangile ». Dans son Commentaire du Sermon sur la Montagne, saint Augustin ira jusqu’à développer un parallélisme entre les 7 demandes du Notre Père, les 7 Béatitudes et les 7 dons de l’Esprit. Il met ainsi en évidence (1) la nécessité de la prière, (2) pour obtenir les dons du Saint Esprit, (3) et parcourir le chemin des Béatitudes.
La conjonction « mais » qui relie notre demande à la précédente, plaide également en faveur de leur distinction. Le terme grec est « alla », qui possède ici le sens d’une affirmation emphatique : « bien plus », « surtout » – nuance qui n’apparait pas clairement en français.
Le terme grec ponêrou pose une difficulté de traduction. Il s’agit d’un génitif singulier, qui se présente sous la même forme au masculin et au neutre ; il est dès lors difficile de trancher entre la traduction : « délivre-nous de “ce qui est mal” » (neutre) ou « de celui qui est mauvais » (masculin). La Vulgate (traduction latine de saint Jérôme) a opté pour le neutre : « sed libera nos a malo », qui a donné notre « mais délivre-nous du mal ».
Philosophiquement nous pourrions définir le mal comme une déficience dans l’ordre du bien attendu ou requis. Richard de Saint-Victor commente ainsi la 7ème demande :
« Nombreux sont les maux auxquels est soumise la condition humaine ; elle n’arrive que très peu à se soustraire à leur pression. Ceux-ci considérés globalement, nous pouvons distinguer six catégories : mal du corps, mal de l’âme ; mal qui est une faute, mal qui est un châtiment ; mal du monde présent, mal du monde futur. Quand nous disons dans notre prière : “Libère-nous du mal”, nous demandons à être libérés de tous ces maux et de tous ceux qui sont contenus dans ces catégories. C’est comme si nous disions : “Père, libère-nous de tout mal, mal du corps, mal de l’âme, mal qui est un péché, mal qui est un châtiment, mal du monde présent, mal du monde futur. Libère-nous de tout mal, car si tu ne le fais, nous ne pourrons en être libérés, pas même d’un seul, pas même du plus petit » (Liber exceptionum, II, XI, 12).
« Mais délivre-nous du mal » (Mt 6,13)
Dans le contexte du Notre Père, il est sans doute judicieux de discerner le « mal » dont nous prions Dieu de nous délivrer, à la lumière des « biens » que nous avons demandés auparavant ; ce qui revient à définir le mal comme tout ce qui s’oppose à l’attitude filiale que la prière suggère dès les premiers mots : « Notre Père ».
Or que sont les différentes formes de tentations et du « mal » que nous pouvons identifier en prenant le contre-pied des demandes du Notre Père, sinon autant de stratégies mises en place par l’Ennemi pour nous détourner de l’attitude filiale ? C’est en ce sens que saint Grégoire de Nysse voit dans la septième demande, une explicitation de la précédente :
« Il me semble que le Seigneur a nommé le mal de façons multiples et diverses, en le désignant de noms variés selon les différentes puissances maléfiques : Diable, Belzébul, Mammon, Prince de ce monde, Tueur des hommes, Mauvais, Père du mensonge, et d’autres noms analogues. Peut-être un de ces noms inventés pour celui-ci est-il aussi “la tentation”, et le rapprochement des termes confirme notre hypothèse, car après avoir dit : “Ne nous laisse pas entrer en tentation”, il a ajouté : “Mais délivre-nous du Malin”, comme si la même idée était exprimée par l’un et l’autre mot. Car si celui qui s’est trouvé dans la tentation se trouve nécessairement dans le mal, alors les mots “la tentation” et “le Malin” sont un pour la signification » (Homélie V, 72).
Le Notre Père ne propose pas une réflexion morale, mais se déploie dans le contexte d’une vision religieuse du monde : si nous sommes divisés entre le bien et le mal, c’est parce que l’humanité est l’enjeu d’un antagonisme entre Satan et Dieu. Il serait donc réducteur de limiter le « mal » dont nous prions d’être délivrés, au péché personnel : la menace qui pèse sur nous vient d’une puissance infiniment plus redoutable, dont Dieu seul peut nous arracher[1].
« Mais délivre-nous du Malin » (Mt 6,13)
La majorité des Pères de l’Eglise s’est en effet ralliée à la traduction de ponêrou par un masculin : « Délivre-nous du Malin ». L’article (apo toû poneroû) semble confirmer ce choix : le méchant, le mauvais, l’auteur du mal, le malin. C’est bien en ce sens que Jésus prie son Père : « Je ne prie pas pour que tu les retires du monde, mais pour que tu les gardes du Mauvais [ek toû poneroû] » (Jn 17,15). De même saint Paul promet le soutien de Dieu dans le combat contre le Malin : « Le Seigneur, lui, est fidèle : il vous affermira et vous protégera du Mal [apo toû poneroû] » (2 Th 3,3).
Saint Jean Chrysostome précise :
« Jésus entend par ce mot, “du mal”, qui signifie aussi “du méchant”, le malin esprit, et il nous exhorte à avoir contre lui une inimitié irréconciliable. Il nous apprend aussi qu’il n’est pas méchant par sa nature. Car la malice n’est pas naturelle à la créature, mais elle vient du choix de la volonté. Jésus-Christ l’appelle absolument “le méchant”, parce qu’il l’est au suprême degré ; et comme, sans avoir jamais reçu de nous la moindre injure, il nous fait une guerre qui ne connaît pas de trêve, le Seigneur nous fait dire non pas : “Délivrez-nous des méchants”, mais “du méchant” ; afin de nous commander de n’avoir point d’aigreur contre nos frères dans les maux que nous en souffrons, mais de tourner toute notre haine sur cet esprit de malice, l’auteur et le principe véritable de tous les maux. »
Le Démon n’a pas épargné Jésus : dès l’aube de son ministère (Lc 4, 1-13), il s’est ingénié à le détourner du chemin d’humilité et d’abaissement (Ph 2, 5-11) par lequel il devait accomplir sa mission rédemptrice. Pour le tenter, il va même se servir du chef des apôtres, qui s’entendra dire : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes » (Mc 8,33).
Comme le disciple n’est pas au-dessus de son Maître, tous ceux qui mettent leurs pas dans ceux du Christ, seront tentés par le Mauvais : « Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous passer au crible comme le blé » (Lc 22,31). Cependant en Jésus nous avons la victoire, pourvu que nous « courions avec endurance l’épreuve qui nous est proposée, les yeux fixés sur Jésus, qui est à l’origine et au terme de la foi » (He 12, 1-2), sûrs de son soutien et de son secours : « J’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas » (Lc 22,32).
La pire chose qui pourrait nous advenir serait en effet l’apostasie (le reniement de notre foi), qui impliquerait la perte de la vie filiale que nous offre gratuitement Notre-Seigneur. C’est cela le bien par excellence que le Mauvais veut nous arracher ! La privation du salut est le « mal » le plus redoutable dont il nous menace, le piège dans lequel il tente de nous faire tomber, et dont nous demandons à notre Père de nous délivrer.
« Mais délivre-nous du mal » (Mt 6,13)
Il faut sans doute donner à cette ultime demande un caractère eschatologique ; non seulement parce qu’elle clôture la prière, mais surtout en raison de son objet. Elle fait en effet allusion au combat final entre les Anges de Dieu et les démons, entre saint Michel et Satan, dont nous parle l’Apocalypse dans des termes particulièrement réalistes : « Il y eut alors un combat dans le ciel : Michel, avec ses anges, dut combattre le Dragon. Le Dragon, lui aussi, combattait avec ses anges, mais il ne fut pas le plus fort ; pour eux désormais, nulle place dans le ciel. Oui, il fut rejeté, le grand Dragon, le Serpent des origines, celui qu’on nomme Diable et Satan, le séducteur du monde entier » (Ap 12, 7-9).
Ce combat va perdurer jusqu’au jour du retour glorieux de Notre-Seigneur, qui a déjà remporté la victoire décisive – « Je regardais Satan tomber du ciel comme l’éclair » (Lc 10,18) – par sa Passion et sa Résurrection glorieuse – « Maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors » (Jn 12,31). C’est au nom de cette victoire que nous demandons avec confiance au Père de nous arracher au mal qui nous menace : « Nous le savons : ceux qui sont nés de Dieu ne commettent pas de péché ; le Fils engendré par Dieu les protège et le Mauvais ne peut pas les atteindre » (1 Jn 5,18).
Soyons-en bien persuadés :
« Le Seigneur qui a enlevé votre péché et pardonné vos fautes, est à même de vous protéger et de vous garder contre les ruses du Diable qui vous combat, afin que l’ennemi, qui a l’habitude d’engendrer la faute, ne vous surprenne pas. Qui se confie en Dieu ne redoute pas le Démon : “Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ?” (Rm 8,31) » (S. Ambroise, Sacr. V,30 ; cité dans le CEC n° 2852).
[1] Selon les spécialistes, la traduction du terme grec rusai la plus proche de l’originel araméen serait « arrache-nous ».