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ยซย Donne-nous aujourdโhui notre pain de ce jourย ยป
Aprรจs les trois premiรจres requรชtes, dans lesquelles nous supplions Dieu de prendre dans nos vies la place qui lui revient, nous Lui demandons (ร la premiรจre personne du pluriel) quatre biens indispensables pour notre progression sur le chemin de saintetรฉย : la nourriture essentielle, le pardon, lโaide dans la tentation et la dรฉlivrance du mal (ou du Malin).
En commenรงant cette seconde partie du Notre Pรจre par la demandeย : ยซย donne-nousย ยป, nous confessons notre indigenceย ; nous reconnaissons que tout nous vient de Dieuย : ยซย Quโas-tu que tu nโaies reรงuย ยป (1 Co 4,6), dans lโordre de la nature comme dans lโordre de la grรขceย ; et nous proclamons notre confiance en sa bienveillance paternelle.
Le verset que nous mรฉditons est sans doute le plus complexe du Notre Pรจre. Lโoraison dominicale liturgique sโinspire principalement de la version (plus complรจte) de saint Matthieu (Mt 6, 9-13),ย ร lโexception dโun seul emprunt fait ร saint Luc (Lc 11, 2-4), qui concerne prรฉcisรฉment le ยซย pain quotidienย ยป.
La traduction latine rรฉalisรฉe par saint Jรฉrรดme (347-420) et connue sous le nom de ยซย Vulgateย ยป, propose des traductions diffรฉrentes selon quโil sโagit de lโEvangile de Matthieu ou de Luc. Sans se soucier de la tautologie รฉvidente, S. Jรฉrรดme traduit le verset de lโEvangile (grec) de Luc par : ยซย Panem nostrum quotidianum da nobis hodieย ยป (nous avons reconnu la version liturgique latine du Notre Pรจre). Sans doute faut-il comprendreย : ยซย Donne-nous chaque jour le pain dont nous avons besoin pour vivre jusquโau lendemainย ยป. Cette demande doit รชtre rapprochรฉe de lโรฉpisode de la manne dont lโEternel nourrissait quotidiennement son peuple au dรฉsertย : ยซย Voici que, du ciel, je vais faire pleuvoir du pain pour vous. Le peuple sortira pour recueillir chaque jour sa ration quotidienneย ยป (Ex 16,4).
ยซย Donne-nous aujourdโhui notre pain de ce jourย ยป
Il semble par contre que le premier Evangile (Mt) ait dโabord รฉtรฉ rรฉdigรฉ en hรฉbreu avant dโรชtre traduit en grec. Saint Jรฉrรดme va refaire ce parcours, traduisant lโEvangile de Matthieu ยซย selon les hรฉbreuxย ยป en deux รฉtapesย : dโabord en grec, puis en latin. Voici ce que cela donne dans la Vulgateย : ยซย Panem nostrum supersubstantialem da nobis hodieย ยป. Le nรฉologisme supersubstantialem est une traduction littรฉrale du terme รฉpiousios. Au IIIe s. Origรจne suggรฉrait que ce vocable trรจs rare, qui nโรฉtait utilisรฉ ni par les philosophes ni dans le langage populaire, aurait รฉtรฉ forgรฉ par les รฉvangรฉlistes. Notre auteur le rapproche รฉtymologiquement de ousios, participe prรฉsent du verbe รชtre (eimi), qui a donnรฉ le substantif ousiaย : lโessence, la substance, la nature. Faisant sienne cette interprรฉtation, saint Jรฉrรดme forge un terme latin calquรฉ sur le grec : super (รฉpi) – substantialem (ousios). ยซLe pain super-substantiel estย au-dessus de toutes substances et dรฉpasse absolument toutes les crรฉaturesย ยป. Ce pain ยซย qui dรฉpasse la natureย ยป – et donc ยซย surnaturelย ยป – ne peut รชtre que lโEucharistie.
La plupart des Pรจres de lโEglise (ร lโexception de lโรฉcole dโAntioche qui prรฉfรฉrait une interprรฉtation littรฉrale des Ecritures) ont optรฉ pour cette interprรฉtation eucharistique, argumentant que Jรฉsus nโa pas pu nous encourager ร demander une nourriture terrestre, alors quโil nous invite dans un autre passage ร la relativiserย : ยซย Ne vous faites donc pas tant de souciย ; ne dites pasย : โQuโallons-nous mangerย ?โ ou bienย : โQuโallons-nous boireย ?โ Tout cela, les paรฏens le recherchent. Mais votre Pรจre cรฉleste sait que vous en avez besoin.ย Cherchez dโabord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donnรฉ par surcroรฎtย ยป (Mt 6, 31-33). Et encoreย : ยซย Lโhomme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieuย ยป (Mt 4,4). Le Pain que nous demandons ร notre Pรจre est donc le Pain de sa Parole et le Pain eucharistique, ยซย Source et sommet de toute la vie chrรฉtienneย ยป (Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur lโEgliseย : Lumen Gentium, 11).
ยซย Donne-nous aujourdโhui notre pain de ce jourย ยป
Cette interprรฉtation traditionnelle est attestรฉe en premier par Origรจne (185-253) qui รฉcritย :
ยซย Le pain vรฉritable est celui qui nourrit lโhomme vรฉritable, crรฉรฉ ร lโimage de Dieu, qui รฉlรจve celui qui sโen nourrit jusquโร la ressemblance avec son Crรฉateur ยป.
Prรฉcisons que pour cet auteur, ce Pain dont la manducation assimile au Christ, est conjointement la Parole de Dieu et lโEucharistie.
Dans son Commentaire du Notre Pรจre, saint Cyprien, รฉvรชque de Carthage de 249 ร 258, abonde dans le mรชme sensย :
ยซย Le Christ est le Pain de la vie, et ce Pain n’est pas ร tout le monde, il est ร nous. De mรชme que nous disons notre Pรจre, parce qu’il est le Pรจre de ceux qui le connaissent et qui croient, de mรชme nous parlons de notre pain, parce que le Christ est le Pain de ceux qui, comme c’est notre cas, appartiennent ร son Corps.
Nous demandons que ce Pain nous soit donnรฉ chaque jour. En effet, nous qui sommes dans le Christ et recevons quotidiennement son Eucharistie, comme l’aliment du salut, il ne faut pas qu’un pรฉchรฉ grave nous tienne ร l’รฉcart en nous empรชchant de communier, et nous interdise le Pain cรฉleste, alors que le Christ a proclamรฉ : โMoi, je suis le Pain vivant, qui est descendu du cielย : si quelqu’un mange de ce Pain, il vivra รฉternellement. Le Pain que je donnerai, c’est ma chair, donnรฉe pour la vie du mondeโ (Jn 6,51).
Lorsqu’il dit que celui qui mange de son Pain vivra รฉternellement, c’est pour bien montrer que ceux-lร sont vivants, qui sont unis ร son Corps et qui, ayant ainsi le droit de communier, reรงoivent l’Eucharistie. C’est pourquoi nous devons prier dans la crainte d’รชtre รฉcartรฉs de la communion, sรฉparรฉs du Corps du Christ et rejetรฉs loin du salut. Lui-mรชme fait cette menace : โSi vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vousโ (Jn 6,53). C’est pour cela que nous prions pour que notre Pain, c’est-ร -dire le Christ, nous soit donnรฉ quotidiennement, pour que nous qui demeurons et qui vivons dans le Christ, nous ne soyons pas รฉcartรฉs de son influence sanctifiante et de son Corps.ย ยป
A lโรฉpoque de saint Jรฉrรดme, saint Ambroise, รฉvรชque de Milan de 374 ร 397, traduit รฉpiousios par substantialem, ยซย substantielย ยป, et prรฉciseย :
ยซย Ce nโest pas le pain qui entre dans le corps, mais ce Pain de vie รฉternelle qui rรฉconforte la substance de notre รขmeย ยป (De Sacramentis, V, 24).
S. Pierre Chrysologue (archevรชque de Ravenne de 433 ร 450) commente ร son tourย :
ยซย Jรฉsus-Christ est le Pain qui, semรฉ dans la Vierge, levรฉ dans la chair, pรฉtri dans la Passion, cuit dans la fournaise du sรฉpulcre, mis en rรฉserve de lโEglise, apportรฉ aux autels, fournit chaque jouraux fidรจles une nourriture cรฉleste ยป (Sermon 67).
ยซย Donne-nous aujourdโhui notre pain de ce jourย ยป
On ne peut cependant passer sous silence la richesse dโune interprรฉtation plus littรฉrale de ce verset. La priรจre exprime alors la confiance filiale envers la providence paternelle de Dieu, qui prend soin de tous nos besoins, y compris les plus รฉlรฉmentaires. Parmi les Pรจres de lโEglise dโAntioche, citons saint Jean Chrysostomeย :
ยซย Ce nโest pas pour des richesses, ni pour une vie de mollesse, ni pour la magnificence des vรชtements, ni pour rien dโautre de ce genre, mais seulement pour du pain que Jรฉsus a ordonnรฉ de prier, et pour le pain de chaque jour, de sorte ร nous รฉviter lโinquiรฉtude du lendemain. Voilร pourquoi il a ajoutรฉย : le pain de chaque jour. Et mรชme, il ne sโest pas contentรฉ de ce mot, mais il en a encore ajoutรฉ un autre ร sa suite, en disant โDonne-nous aujourdโhuiโ, de sorte que le souci du jour suivant ne nous รฉpuise pas ร lโavance. Tu ne sais pas, en effet, si tu verras lโarrivรฉe de ce jour qui fait lโobjet de ton inquiรฉtude. Cโest ce quโil prescrit encore plus avant et dรฉveloppe davantage, quand il ditย : โNe soyez pas dans lโinquiรฉtude pour le lendemainโย ยป (Homรฉlie sur S. Matthieu, XIX, 5).
Avec beaucoup de bon sens, saint Cyrille dโAlexandrie tend ร concilier les deux interprรฉtationsย :
ยซย โDonne-nous aujourdโhui le pain dont nous avons besoin.โ Dโaucuns pensent peut-รชtre, et mรชme disent ร coup sรปr, quโil nโest pas convenable pour des saints, voire malsรฉant, de demander ร Dieu des biens corporelsย ; et, pour cette raison, ils transposent ces mots au sens spirituelย : ils demandent, disent-ils, le Pain qui nโest ni terrestre ni corporel, mais bien plutรดt celui qui vient dโen haut et qui descend du ciel et qui procure la vie au monde. Quant ร moi, je dirais sans aucunement hรฉsiter, quโil convient certes aux saints, au premier chef, de se hรขter dโentrer en possession des dons spirituelsย ; cependant il faut bien voir que, mรชme sโils demandent le pain courant, comme le Sauveur a prescrit de le faire, ils nโexposent leur priรจre ร nul reproche et la mettent en accord avec la vie de bien qui est la leurย ยป (Homรฉlie sur S. Luc, 75).
Saint Maxime le Confesseur dรฉveloppera cette approche concilianteย : il donne la prioritรฉ au Pain spirituel, mais justifie la demande du pain et autres biens nรฉcessaires, tout en exhortant ร se contenter des seules choses indispensables ร la subsistance.
ยซย Donne-nous aujourdโhui notre pain de ce jourย ยป
Cโest clairement dans le sens eucharistique que quelques siรจcles plus tard, saint Franรงois dโAssise (1181-1226) interprรจtera ce versetย :
ยซย Donne-nous aujourdโhui notre Pain quotidien, ton Fils bien-aimรฉ, Notre-Seigneur Jรฉsus-Christ, en mรฉmoire, comprรฉhension et rรฉvรฉrence de lโamour quโil a eu pour nous et de tout ce que pour nous il a dit, fait et souffertย ยป.
Le Poverello mรฉdite dans ses Admonitionsย :
ยซ Chaque jour c’est lui-mรชme qui vient ร nous, et sous les dehors les plus humbles ; chaque jour il descend du sein du Pรจre sur l’autel entre les mains du prรชtre. Et de mรชme qu’autrefois il se prรฉsentait aux saints apรดtres dans une chair bien rรฉelle, de mรชme se montre-t-il ร nos yeux maintenant dans le Pain sacrรฉ. Les Apรดtres lorsqu’ils le regardaient de leurs yeux de chair, ne voyaient que sa chair, mais ils le contemplaient avec les yeux de l’esprit et croyaient qu’il รฉtait Dieu. Nous aussi lorsque de nos yeux de chair, nous voyons du pain et du vin, sachons voir et croire fermement que c’est lร , rรฉels et vivants, le Corps et le Sang trรจs saints du Seigneur. Tel est en effet le moyen qu’il a choisi de rester toujours avec ceux qui croient en lui, comme il l’a dit lui-mรชme : je suis avec vous jusqu’ร la fin du monde ยป (Adm 1, 17-22).
Nous terminons notre florilรจge de citations par sainte Thรฉrรจse dโAvila (1515-1582). La Madre รฉlargit dโabord lโinterprรฉtation littรฉrale du pain ร toutes nos nรฉcessitรฉs, que nous sommes invitรฉs ร prรฉsenter avec confiance ร Dieu notre Pรจre – sans oublier la dimension de partage avec nos frรจres dans le besoin, puisque la priรจre est ร la premiรจre personne du pluriel. Puis elle suggรจre รฉgalement une interprรฉtation eucharistique du Pain que nous demandonsย :
ยซย Jรฉsus nous invite ร faire connaรฎtre au Pรจre nos besoins les plus essentiels. Demander ร Dieu โle painโ, c’est reconnaรฎtre que notre vie vient de Lui et c’est chaque jour que nous avons ร l’accueillir dans la confiance : le Seigneur ne nous fera jamais dรฉfaut.ย Certes, cela ne nous dispense pas โde travailler comme si tout dรฉpendait de nousโ. Plus encore : โPrier comme si tout dรฉpendait de Dieuโ nous engage ร une vรฉritable solidaritรฉ envers ceux qui manquent de tout.ย Et puis, ce pain que nous demandons et qui fait vivre est aussi la nourriture spirituelle. Nous disons ร Dieu notre faim du Pain de sa Parole et du Pain de l’Eucharistie, Pain rompu pour un monde nouveauย ยป.
En ce temps estival, puisse la mรฉditation de ce verset augmenter en nous le dรฉsir de nous approcher quotidiennement de la Table de la Parole et de lโEucharistie, pour nous y rassasier du Pain du ciel.



