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Avec la cinquième demande du Notre Père, nous sommes au cœur du message évangélique : l’accueil du pardon, et le partage du bon pain de la miséricorde. Si ce verset ne pose pas de problème sur le fond, nombreux sont cependant les exégètes qui réagissent négativement sur la terminologie choisie par la traduction liturgique. En effet, saint Matthieu ne parle pas d’offenses, mais de pheilêmata, c’est-à-dire de dettes. La version latine du Notre Père est restée fidèle à la version matthéenne (qui est probablement la forme primitive) en parlant de « debita ».
Pour sa part, saint Luc demande le pardon des amartias – latin : peccata – c’est-à-dire des péchés, qui sont implicitement présentés comme autant de dettes envers Dieu. De fait tout péché représente un manquement à l’obéissance qui Lui est due, et surtout à l’amour qu’en tant que fils reconnaissants, nous devrions témoigner à notre Père. Il faut donc prendre ici les peccata au sens large, incluant les péchés par omission : tout le fruit que le Seigneur est en droit d’attendre de nous et que nous ne portons pas, le bien qui est à notre portée et que nous n’accomplissons pas, par inadvertance, paresse, ou mauvaise volonté.
Par contre la traduction liturgique « offenses », laisse supposer que nous pourrions « offenser » Dieu, c’est-à-dire lui porter préjudice, ce qui est bien sûr absurde : comment la Majesté infinie du Créateur tout-puissant pourrait-elle être « offensée » par les refus des créatures insignifiantes que nous sommes ? Il est bien entendu que dans le contexte du Notre Père, il faut comprendre les offenses comme des manques de respect, de délicatesse et de gratitude envers la Bonté de notre Père, mais il n’en est pas moins vrai que le terme est ambigu.
« Pardonne-nous nos offenses… »
« Demander le pardon, écrivait Sainte Thérèse d’Avila, c’est reconnaître notre faiblesse, notre péché, nos résistances à l’accueil de l’amour de Dieu, et ainsi nous ouvrir à la grâce. » En effet, le pardon n’est pas un dû : Jésus nous invite à pardonner sept fois par jour à notre frère s’il revient sept fois en disant : « Je me repens » (Lc 17,3). Cela vaut bien sûr aussi pour nous dans notre relation à Dieu : dans la parabole du débiteur impitoyable, le Maître précise : « Je t’avais remis toute cette dette parce que tu m’en avais supplié » (Mt 18,32).
Le Seigneur respecte notre liberté : par notre péché, nous avons délibérément rompu l’Alliance d’amour qu’Il nous avait gratuitement proposée ; aussi attend-Il de nous, pour nous restaurer dans son amitié, un nouvel acte de liberté par lequel nous lui demandons humblement pardon, et exprimons notre désir de revenir à Lui. Le Père est impatient de puiser cette grâce dans les mérites de la Passion d’amour de son Fils Jésus-Christ, dont l’holocauste d’amour compense surabondamment tous nos manquements à la charité : « Je t’ai fait connaître ma faute, je n’ai pas caché mes torts. J’ai dit : “Je rendrai grâce au Seigneur en confessant mes péchés”. Et toi, tu as enlevé l’offense de ma faute » (Ps 31,5).
Cet amour rédempteur étant infini en raison de la divinité de l’Agneau immolé, on ne peut poser de limite à l’amour miséricordieux du Seigneur. Pourtant, le deuxième membre de notre verset semble mettre une condition à l’accès au pardon de nos péchés :
« …comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »
Comment concilier la gratuité de l’amour rédempteur, avec l’exigence de pardonner à notre tour pour pouvoir bénéficier de la miséricorde divine ? Ce n’est pas le seul endroit où le Seigneur nous fait comprendre que nous ne pouvons pas obtenir le pardon de Dieu si nous ne faisons pas miséricorde à ceux qui nous ont fait du tort : le serviteur de la parabole, qui après avoir été libéré d’une dette insolvable, n’a pas eu pitié de son compagnon, se voit obligé de rembourser tout ce qu’il devait à son Maître. Parce qu’il n’a pas agi comme ce dernier et n’a pas su faire grâce, il a lui-même perdu le pardon déjà acquis : « C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur » (Mt 18,35).
Ajoutons que notre verset est la seule demande sur laquelle le Seigneur revient avec insistance, après avoir formulé l’ensemble du Notre Père : « Si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi. Mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne pardonnera pas vos fautes » (Mt 6, 14-15). Lorsque Jésus précise qu’il faut pardonner « jusqu’à soixante-dix fois sept fois » par jour (Mt 18,22), cela signifie une fois toutes les trois minutes : autant dire que le pardon constitue la substance même de la vie quotidienne. « De la manière dont vous jugez, vous serez jugés ; de la mesure dont vous mesurez, on vous mesurera » (Mt 7,2).
Puisqu’il est absurde d’imposer une condition à l’amour de Dieu – un amour conditionnel est-il encore un véritable amour ? – il faut dès lors comprendre qu’en refusant de pardonner à notre prochain, ce n’est pas Dieu qui se détourne de nous et nous refuse sa miséricorde, mais nous-mêmes qui nous fermons à la grâce du pardon que Dieu nous destinait. Comme le dit Sainte Thérèse d’Avila : « Notre capacité à accueillir et à nous laisser transformer par la miséricorde divine, est conditionnée par notre manière de pardonner nous-mêmes à ceux qui nous ont fait du tort. En refusant de pardonner, notre cœur se rend imperméable à l’amour miséricordieux du Père ».
« Pardonne-nous nos offenses,
comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »
Il faut cependant prévenir une mésinterprétation qui consisterait, en partant de ce qui précède, à faire du pardon des offenses que nous sont infligées, la condition de notre salut. Saint Paul inverse clairement la pensée lorsqu’il nous exhorte : « Pardonnez-vous les uns aux autres, comme Dieu vous a pardonné dans le Christ » (Ep 4,32) ; et encore : « Pardonnez-vous mutuellement si vous avez des reproches à vous faire. Le Seigneur vous a pardonné : faites de même » (Col 3,13). La priorité est incontestablement dans le pardon accordé par Dieu en son Fils Jésus-Christ. Nous sommes invités à nous montrer « miséricordieux comme notre Père est miséricordieux » (cf. Lc 6,36). Nous ne pouvons partager le bon Pain de la Miséricorde que dans la mesure où nous en avons d’abord été rassasiés nous-mêmes. Mais précisément ce Pain ne nous nourrit que dans la mesure où nous le partageons ! Il est impossible d’accueillir la miséricorde pour nous tous seuls : nous la recevons toujours pour nous et pour les frères qui nous ont offensés, que Dieu veut précisément pardonner à travers nous : « À qui vous remettrez ses péchés, ils seront remis ; à qui vous maintiendrez ses péchés, ils seront maintenus » (Jn 20,23).
On peut évoquer ici la représentation chinoise du ciel et de l’enfer : dans les deux espaces, la table est richement dressée ; mais les convives de l’enfer cherchent en vain à se nourrir eux-mêmes : ils en sont incapables en raison de la longueur de leurs baguettes. Par contre les habitants du ciel, parce qu’ils portent le souci des autres et cherchent avant tout à les nourrir, se trouvent à leur tour rassasiés par leurs frères leur offrant la réciproque. Pour les habitants du ciel la longueur des baguettes ne pose aucun problème, bien au contraire : chacun est nourri par l’autre et tous puisent dans les dons de Dieu.
Hélas nous savons tous d’expérience que lorsque la blessure de l’offense est profonde, il n’est guère facile de pardonner. Sainte Thérèse d’Avila semble avoir éprouvé cette difficulté, ce qui lui permet de nous donner le remède : « Lorsque le préjudice est tel qu’il nous est humainement impossible de pardonner, fixons notre regard sur Jésus : Sur la croix, il prie pour ceux qui le font mourir : “Père pardonne-leur !” (Lc 23,34) “En sa personne, il a tué la haine” (Ep 2,16). Lui seul, par son Esprit peut nous donner la force de l’impossible. Le pardon reçu, le pardon donné est chemin de libération ».
Nous pourrons sans doute tirer profit de cette prière pleine de réalisme de Saint François d’Assise : « Lorsque par nous-mêmes nous n’y arrivons pas, toi Seigneur, donne-nous de pardonner pleinement ; si bien que par amour de toi, nous aimions vraiment nos ennemis et intercédions dévotement pour eux auprès de toi, ne rendant à personne le mal pour le mal, et nous efforçant à être en toi source de joie pour tous. »
Terminons par un bel exemple d’audace procédant d’une sincère piété filiale, sous la plume de saint Grégoire de Nysse :
« Remets-nous nos dettes, comme nous aussi nous remettons à nos débiteurs.
Ce qui me vient à l’esprit là-dessus, est une idée aussi téméraire à concevoir en pensée qu’à exprimer en paroles. Qu’est-il dit en effet ?
Comme Dieu est le modèle proposé à l’imitation des gens qui veulent pratiquer le bien, Dieu aussi imitera nos actes quand nous ferons quelque chose de bien ; pour qu’ainsi tu puisses toi-même dire à Dieu :
“Ce que j’ai fait, fais-le ! ”
J’ai remis les dettes : n’exige rien, toi non plus !
J’ai respecté le suppliant : ne repousse pas, toi non plus, qui te supplie !
J’ai délié : délie !
J’ai remis : remets !
J’ai été plein de pitié pour mon semblable :
imite la clémence de ton esclave, Seigneur ! ” » (Homélies sur le Notre Père).