« Déployant la force de son bras, il disperse les superbes » (Lc 1, 51)
Littéralement : « Il a fait force par son bras, il a dispersé les superbes dans la pensée de leur cœur ». Il faut situer ce verset en contraste avec le précédent, dans lequel est exaltée la miséricorde de Dieu agissant en faveur de « ceux qui le craignent » (v. 50). Le Cantique souligne l’opposition entre l’attitude de ceux qui vénèrent Dieu et celle des orgueilleux ; entre la miséricorde (to éléos) que Dieu déploie en faveur des premiers (v. 50) et la force dont il use à l’égard des seconds (v. 51). Les deux emplois rapprochés du verbe époièsen, « il a fait », confirment cette interprétation : « Il a fait pour moi de grandes choses, le Puissant » (v. 49a) ; et : « Il a fait (preuve de) force par son bras » (v. 51a).
Le terme éléos, introduit au v. 50, réapparait au v. 54 : « Il est venu en aide à Israël son serviteur (paîs), pour se souvenir de sa miséricorde » (éléos). Israël est associé aux « craignant-Dieu » que le Seigneur prend en pitié, et dont il disperse les ennemis qui se dressent orgueilleusement contre lui.
« Déployant la force de son bras, il disperse les superbes »
Le bras et la main sont les organes de l’action, de l’expression, de la relation. Le symbolisme du bras comporte également une nuance de puissance ; celui de la main une nuance d’habileté ou de possession. Dieu est saint jusque dans son bras : ses œuvres admirables et puissantes démontrent sa sainteté :
« Chantez au Seigneur un chant nouveau, car il a fait des merveilles ; par son bras très saint, par sa main puissante, il s’est assuré la victoire » (Ps 97,1).
Même message chez le prophète Isaïe :
« Le Seigneur a montré la sainteté de son bras aux yeux de toutes les nations » (Is 52,10a).
Le prophète Jérémie voit la révélation de la sainteté du bras de Dieu dans la création :
« Seigneur mon Dieu, c’est toi qui as fait le ciel et la terre par ta grande force et ton bras étendu, et rien n’est impossible pour toi » (Jr 32, 17).
Mais plus généralement, c’est dans l’action de Dieu au cœur de l’histoire que nous sommes invités à discerner la sainteté de son bras :
« Est-il un dieu qui ait entrepris de se choisir une nation, de venir la prendre au milieu d’une autre, à travers des épreuves, des signes, des prodiges et des combats, à main forte et à bras étendu, et par des exploits terrifiants – comme tu as vu le Seigneur ton Dieu le faire pour toi en Égypte ? » (Dt 4, 34).
Quel est le message dont ce bras est porteur ? Que veut-il instaurer par son action ?
Le prophète Isaïe poursuit :
« Tous les lointains de la terre ont vu le salut de notre Dieu » (Is 52, 10b).
Non seulement le Seigneur veut révéler à tous les hommes son dessein bienveillant en instaurant la justice et la paix universelles, mais il se porte garant de l’Alliance :
« Le Seigneur l’a juré par sa droite et par son bras puissant : “Jamais plus je ne laisserai tes ennemis manger ton blé, jamais plus les étrangers ne boiront ton vin nouveau, fruit de ton labeur” » (Is 62, 8).
Le bras guerrier et justicier du Père, manifestera sa puissance au matin de Pâques, lorsqu’il relèvera d’entre les morts Celui qui avait auparavant révélé sa miséricorde dans l’humiliation de la Croix : les bras ouverts, le Cœur et les mains transpercés du Crucifié nous invitent en effet à la réconciliation, comme l’avait pressenti Ben Sirac le Sage :
« Nous voulons tomber dans les mains du Seigneur, et non dans celles des hommes. Car telle est sa grandeur, telle est aussi sa miséricorde » (Si 2, 18).
« Déployant la force de son bras, il disperse les superbes »
La Tradition confirme cette interprétation : en s’appuyant sur le quatrième Évangile, saint Augustin, saint Fulgence, saint Bonaventure e.a. affirment que le bras de Dieu n’est autre que le Verbe incarné. Devant l’incrédulité des Juifs qui refusent de reconnaitre en Jésus l’Envoyé de Dieu, saint Jean en effet se souvient des paroles amères du prophète Isaïe : « Le bras puissant du Seigneur, à qui s’est-il révélé ? » (Is 53, 1b) :
« Ainsi s’accomplissait la parole dite par le prophète Isaïe : “Seigneur, qui a cru ce que nous avons entendu ? À qui la puissance du Seigneur a-t-elle été révélée ? ” » (Jn 12, 38).
Jésus n’est-il pas le Verbe créateur qui a pris chair de notre chair pour nous révéler la puissance de l’amour rédempteur du Père pour chacun de ses enfants, et pour « dévoiler ainsi le mystère de sa volonté, selon que sa bonté l’avait prévu dans le Christ : mener les temps à leur plénitude, récapituler toutes choses dans le Christ, celles du ciel et celles de la terre » (Ep 1, 9-10) ?
Saint Jean Eudes médite sur cet accomplissement du dessein bienveillant du Père sur la création tout entière :
« Dieu a déployé la puissance de son bras en l’Incarnation de son Verbe. Car toutes les créatures qui sont en l’univers, étant contenues en quelque manière en la nature humaine, ont reçu une dignité, une noblesse et une excellence merveilleuse, lorsque cette nature a été unie personnellement au Fils de Dieu. Par lui et en lui elles sont entrées dans une liaison merveilleuse avec leur Créateur, ce qui a donné un ornement inconcevable et une perfection indicible à ce grand univers » (Le Cœur admirable de la très Sainte Mère de Dieu, L. X, ch. X).
« Déployant la force de son bras, il disperse les superbes »
L’auteur inspiré du Livre des Proverbes nous avait avertis :
« Le Seigneur a horreur des prétentieux : promis, juré, ils ne resteront pas impunis » (Prov 16, 5).
Qui sont ces « superbes » ? Le caractère très général du terme, a permis à la Tradition de voir en eux tour à tour les anges rebelles ou démons, les Juifs qui se sont opposés au Christ, les hérétiques, tous les puissants de ce monde qui au long des siècles ont persécuté l’Église, jusqu’aux pécheurs de tout bord qui résistent à la volonté divine.
Une traduction mot à mot du grec nous donne : il a dispersé « ceux qui avaient dans le cœur des pensées orgueilleuses ». Ce qui peut s’entendre : il a rendu vaines les prétentions de ceux qui ont une haute estime de soi ; ou encore : il a confondu les pensées que les orgueilleux nourrissaient dans leur cœur, retournant contre eux leurs projets maléfiques :
« Garde-moi du complot des méchants, à l’abri de cette meute criminelle. Ils affûtent leur langue comme une épée, ils ajustent leur flèche, parole empoisonnée, pour tirer en cachette sur l’innocent ; ils tirent soudain, sans rien craindre. Ils se forgent des formules maléfiques, ils dissimulent avec soin leurs pièges ; ils disent : “Qui les verra ?” Ils machinent leur crime : “Notre machination est parfaite ; le cœur de chacun demeure impénétrable !” Mais c’est Dieu qui leur tire une flèche, soudain, ils en ressentent la blessure, ils sont les victimes de leur langue » (Ps 63, 3-9).
Cette flèche ardente, c’est la Parole de vérité, dont la course triomphale a commencé au matin de la Résurrection, et qui étend son Règne jusqu’au Jour bienheureux de son avènement dans la gloire :
« Comme l’éclair part de l’orient et brille jusqu’à l’occident, ainsi sera la venue du Fils de l’homme » (Mt 24, 27).
En progressant vers la Parousie, c’est quotidiennement que le Verbe-Lumière dénonce les ténèbres de la suffisance et de l’orgueil, qui se cachent dans les replis de notre humanité marquée par les conséquences du péché des origines. Puissions-nous avoir assez de confiance en la Miséricorde infinie du Crucifié, pour oser nous livrer à la force de son bras, afin qu’il disperse la superbe qui empoisonne notre vie spirituelle.