Rudolf Steiner, La science de l’occulte
Dans ces quelques lignes, R. Steiner développe une position clairement moniste. Il nie toute distinction réelle entre l’esprit et la matière, celle-ci étant selon lui une simple condensation – ou cristallisation – de l’esprit. L’image de la vapeur d’eau se condensant en gouttes est certes simple et parlante, mais franchement simpliste pour illustrer une différence ontologique aussi fondamentale.
L’esprit se caractérise par l’activité intellectuelle et par la conscience, c’est-à-dire par la capacité d’être présent à soi dans sa propre réflexion (cum-scientia). Or ces facultés supposent l’immatérialité. Prétendre que l’esprit peut se condenser en matière revient à affirmer que l’esprit aurait la capacité de renoncer à ce qui le caractérise essentiellement (l’immatérialité) pour devenir autre, et même pour devenir son contraire (la matière) – ce qui est bien sûr impossible. Aucun être ne peut, par ses propres forces, changer de nature. Il s’agit donc d’un pseudo-raisonnement, destiné à servir l’a priori moniste.
Ceux qui nient la distinction esprit-matière, n’ont que deux possibilités : ou bien prétendre avec les matérialistes que l’esprit est produit par la matière « comme la bile est secrétée par le foie » ; ou bien, comme le font les spiritualistes, réduire la matière à une modalité de l’esprit. Ces alternatives sont cependant vouées toutes deux à l’échec, car en niant la transcendance de l’esprit, le matérialisme nie celui-ci dans ce qu’il a d’essentiel, tandis que le spiritualiste nie la matière dans sa spécificité en lui donnant le statut d’« esprit endormi ».
R. Steiner – comme la majorité des ésotériciens – opte pour le spiritualisme. Mais il est dès lors obligé d’occulter les contradictions logiques auxquelles conduit cette position, par des images qui dénaturent le problème en le simplifiant à l’excès. L’enjeu du débat n’est rien de moins que la prétention à une parfaite connaissance (omniscience) et maîtrise (omnipotence) de la matière par l’esprit, qui lui serait non seulement immanent, mais connaturel. Or s’il est vrai que nous pouvons connaître le monde matériel par les informations sensibles que nous en recevons par l’intermédiaire de nos sens corporels, il est faux de croire que nous pouvons acquérir une connaissance intellectuelle de la matière en tant que telle, c’est-à-dire de l’objet singulier matériel.
L’intelligence spirituelle peut saisir la forme, c’est-à-dire l’essence intelligible qui structure la matière. Nous pouvons reconnaître que tel animal appartient à telle espèce dont il partage la forme essentielle, qui est la même pour tous les représentants de cette espèce. Certes nous pouvons différencier les individus appartenant à une même espèce à partir de leurs différences accidentelles – je reconnais mon matou au milieu des autres chats à la couleur particulière de son poil – mais je n’ai pas accès à la connaissance de l’individu en tant que tel. Il me faut consentir à un raisonnement à partir des informations recueillies par mes sens et saisies par mon intelligence, pour discerner tel individu particulier au sein de l’espèce à laquelle il appartient, alors que la reconnaissance de l’espèce est immédiate.
C’est bien ce que résume Saint Thomas d’Aquin lorsqu’il énonce : « Notre intelligence spirituelle connaît en abstrayant l’espèce intelligible de la matière individuelle. Ce qui est connu par cette abstraction, c’est l’universel. Notre intelligence ne connaît donc directement que cet universel. Ce n’est qu’indirectement, et par une sorte de réflexion, qu’elle peut connaître le singulier d’où proviennent les images auxquelles elle a recours 1 ».
« L’humilité épistémologique » consiste à reconnaître les limites de la connaissance que nous pouvons acquérir. En tant qu’esprit, la connaissance de l’homme ne porte que sur les essences immergées dans la matière, avec laquelle il entre en contact par la médiation de son corps, plus particulièrement de ses sens, qui fournissent à l’intelligence les représentations (images intérieures) dont elle a besoin pour abstraire les formes intelligibles. La connaissance humaine est le fruit de cette collaboration étroite entre les sens corporels, qui fournissent les informations sensibles, et le travail abstractif de l’intelligence spirituelle. Notre unité personnelle ne se réalise pas par l’identification de notre corps et de notre esprit, mais par l’intégration de ces deux co-principes de notre être dans une synergie féconde.
Notes :
- Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia, q.86, a.1. [retour]