Je vous remercie, รด mon Dieuย ! de toutes les grรขces que vous mโavez accordรฉes, en particulier de mโavoir fait passer par le creuset de la souffrance. Cโest avec joie que je vous contemplerai au dernier jour portant le sceptre de la Croixย ; puisque vous [avez] daignรฉ me donner en partage cette Croix si prรฉcieuse, jโespรจre au Ciel vous ressembler et voir briller sur mon corps glorifiรฉ les sacrรฉs stigmates de votre Passion…
Telle est lโessence de sa vie intรฉrieureย : le dรฉsir du martyre, lโintuition de lโholocauste et le dรฉsir des stigmates au Ciel, lequel prรฉsuppose le dรฉsir des stigmates invisibles sur la terre. Thรฉrรจse est partagรฉe entre le dรฉsir du Ciel โ qui nโest pas un dรฉsir de mรฉriter โ et le dรฉsir de mรฉriter โ qui nโest pas un dรฉsir du Ciel. La synthรจse se fera dans la mort dโamour. Elle aura besoin pour le comprendre de passer par des souffrances qui lโรฉtonneront et lui donneront, ร elle aussi, la tentation que la coupe sโรฉloigne. ยซย Ma coupe, vous la boirez.ย ยป Comment comprendre le dรฉsir des stigmates invisiblesย ? Quel est son lien avec lโinvitation ร boire ร la coupe du Christย ? Les stigmates reprรฉsentent lโidentification au Christ et la communion ร la souffrance du Pรจre. Nous avons en mรฉmoire le retable de Giotto mettant en scรจne la stigmatisation de saint Franรงois, en 1224, dans la solitude de lโAlverne. Le Christ, au-dessus du Poverello, est reprรฉsentรฉ avec trois paires dโailes, comme les sรฉraphins dรฉcrits par Isaรฏe (cf. Is 6,2.) Cette association รฉvoque le rรดle des anges dans le mystรจre des stigmates, mais manifeste surtout lโidentitรฉ entre saint Franรงois, le ยซย sรฉraphin dโAssiseย ยป, et le Seigneur Jรฉsus. Franรงois rรฉussit ร dissimuler les traces sanglantes que les stigmates, visibles et douloureux, laissaient sur ses habits. Il sโy appliqua si bien quโils demeurรจrent inconnus jusquโร sa mort. Sainte Catherine de Sienne fut plus radicale dans sa volontรฉ de masquer les stigmates. Quand elle raconte ร son directeur la vision du Christ en gloire โ les plaies du Seigneur apparaissaient comme des points lumineux dโoรน jaillit un rayon la transperรงant, โ elle met en avant son dรฉsir que les plaies demeurent invisibles (et non pas insensibles)ย :Jโai vu, โ dit-elle, โ des rayons sanglants sortir des plaies sacrรฉes de Jรฉsus et percer mes pieds, mes mains et mon cลurย ; alors je mโรฉcriaiย : สฟย ร Seigneur mon Dieu, je vous en supplie, que mes cicatrices ne paraissent point au dehorsย สพ โ et aussitรดt la couleur sanglante se changea en la couleur de lโor et cinq rayons de lumiรจre percรจrent mes mains, mes pieds et mon cลur.
Il existe ainsi des stigmates invisibles. Pourraient-ils รชtre insensiblesย ? Ils seraient invรฉrifiables, mais seraient-ils inexistantsย ? Pensons au tรฉmoignage de saint Paulย : ยซย je porte en mon corps les marques [stigmata] de Jรฉsusย ยป (Ga 6,17.) On affirme aujourdโhui comme une รฉvidence que la dรฉclaration serait mรฉtaphorique, il ne pourrait sโagir des stigmates. Faut-il voir dans cette assurance lโempreinte culturelle dโune รฉpoque exigeant que les signes de la foi demeurent invisiblesย ? Ou convient-il de sโinterroger sur lโexistence de stigmates invisibles et insensiblesย ? Lโรglise ne nous invite-t-elle pas contempler le Christ crucifiรฉ et glorifiรฉ, nous rapprochant ainsi de saint Franรงois et de sainte Catherineย ? Un charisme nโest-il pas la manifestation temporaire dโune grรขce universelle, invisible et insensible, reposant sur lโรgliseย ? Nous sommes ร la croisรฉe de plusieurs mystรจres dont lโarticulation humilie nos espritsย : la contemplation du Christ en Croix, lโempreinte dans notre corps faite par le Christ ressuscitรฉ et notre incorporation au corps mystique du Christ. ยซย Ma coupe, vous la boirez.ย ยป Pour avancer dans la comprรฉhension des stigmates du chrรฉtien, rappelons comment le Seigneur dรฉcida dโassocier lโhomme ร sa propre perception du pรฉchรฉ. Le pรฉchรฉ des origines fit en effet perdre ร lโhomme la lumiรจre surnaturelle qui lโรฉclairait, le rendant impuissant ร รฉviter le pรฉchรฉ sans un secours de la grรขce qui ne lui serait pas toujours accordรฉe. Dโune certaine maniรจre, il fut abandonnรฉ par Dieu au pรฉchรฉ et au pouvoir de Satan, selon ce que la chute lui avait mรฉritรฉ. Mais la sagesse divine lui offrit une autre assistanceย : la connaissance expรฉrimentale dโรชtre pรฉcheur et abandonnรฉ de Dieu (paradoxalement, cette expรฉrience est dโautant plus intense quโon se rapproche de Dieu.) Tel est le sens de la priรจre du Kyrie eleisonย : lโhomme, dรฉcouvrant dans sa chair sa misรจre accablante, participe ร la douleur de Dieu devant le pรฉchรฉ. Lโhomme รฉprouve de la pitiรฉ pour lui-mรชme et pour tous ses frรจres, la pitiรฉ mรชme de Dieu ร laquelle la priรจre lโassocie. Dieu fait ainsi goรปter ร lโhomme sa propre douleur face au pรฉchรฉ en permettant que cohabite dans lโรขme humaine le pressentiment de la mort (la seule vraie mort, la mort de lโenfer) et le pressentiment de la gloire. Cette contradiction intรฉrieure suscite le cri dรฉchirant le cลur de Caรฏn et celui dโAbel, celui de Job et le Cลur de Jรฉsusย : ยซย Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi mโas-tu abandonnรฉย ?ย ยป (Mt 27,46), cri contenant la tentation de la rรฉvolte et la rรฉsolution de la confiance. ยซย Pรจre, entre tes mains je remets mon esprit.ย ยป (Lcย 23,46) La misรฉricorde aurait pu รฉpargner ร lโhomme ce poids. Mais, dans sa sagesse, Dieu demande davantage que le consentement initialย : il offre ร lโhomme un calice assez amer pour que Jรฉsus demande ร lโรฉcarter (cf. Lc 22,42), il partage la coupe qui unit des frรจres de sang. ยซย Ma coupe, vous la boirez.ย ยป Pourquoi un tel chemin, si longย ? La grรขce de la rรฉsurrection ne suffit-elle pasย pour entrer dans la gloireย ? Ne peut-on รชtre saisi instantanรฉment par la gloire de Dieu, comme Jรฉsus au matin de Pรขquesย ? Lโun et lโautre, le chemin lent et le chemin rapide, rรฉalisent la glorificationย ; la stigmatisation est ร leur croisรฉe. La stigmatisation est la glorification par la douleur de Dieu. Elle trouve sa source dans la gloire corporelle du Christ, dont les stigmates brilleront รฉternellement dans le corps des รฉlus (le mystรจre dโunitรฉ entre les corps glorieux des รฉlus ร lโintรฉrieur du corps du Christ est difficile ร se reprรฉsenter, mais il importe de souligner que le corps aussi est concernรฉ.) Les traits de lumiรจre que sainte Catherine a vus sortir des plaies glorieuses du Christ enflamment lโรขme et marquent le corps. Or tout chrรฉtien est exposรฉ aux stigmates du Christ par privilรจge baptismalย : la grรขce du sacrement lie lโรขme et le corps au Christ de telle maniรจre quโelle les immerge dans lโagonie du Christ et les transplante dans la gloire de la rรฉsurrection, donnant au chrรฉtien dโachever en sa chair ce qui manque aux souffrances du Christ (cf. Colย 1,24) et ouvrant ร la plรฉnitude la gloire. Par ce lien baptismal, la gloire du Christ exerce sur le chrรฉtien cheminant dans la foi une influence ayant le pouvoir de porter la glorification douloureuse ร son paroxysme โ ร la maniรจre dont le Verbe incrรฉรฉ influence le Cลur du Christ. Finalement, on entre dans la gloire de la rรฉsurrection comme le Cลur du Christ et ร sa suite. ยซย Ma coupe, vous la boirez.ย ยป Qui aime le Sacrรฉ-Cลur ne refuse pas lโinvitation ร partager sa blessure. Dรจs lors, plus on grandit en saintetรฉ, plus on pleure ses pรฉchรฉsย ; non plus seulement ses pรฉchรฉs personnels, mais le pรฉchรฉ blessant le Cลur de Jรฉsus. Comme le bon larron ne voit que lโinnocence du Christ โ ยซย lui nโa rien fait de malย ยป (Lc 23,41) โ, les saints goรปtent la douleur de Dieu au point de se sentir personnellement responsables du pรฉchรฉ. Ils se prรฉsentent sincรจrement comme ยซย le plus grand pรฉcheurย ยป car, contrairement ร nous, ils pleurent davantage le pรฉchรฉ que ses consรฉquences. Le chrรฉtien acceptant de souffrir et dโespรฉrer embrasse le mouvement du bon larron, crucifiรฉ pour ses pรฉchรฉs, stigmatisรฉ en contemplant lโInnocent. Pour qui ce mouvement nรฉcessite de vaincre lโinertie de la chair, il est possible de recevoir la blessure du Sacrรฉ-Cลur en assistant ร la messe, laquelle nourrit tout autant quโelle attise le dรฉsir de communier ร lโamour de Dieu et de se laisser entiรจrement consumer par le corps stigmatisรฉ de Jรฉsus. Toute contemplation du Christ crucifiรฉ et ressuscitรฉ, vรฉcue dans un acte de charitรฉ, est stigmatisante. Venez, adoronsย !


