Le film Silence de Martin Scorsese, inspiré du roman de Shûsaku Endô (1966), met en scène les aventures de deux jeunes jésuites portugais au Japon, à la fin du XVIIe siècle. Dans ce voyage au péril de leur vie, les deux missionnaires, les pères Rodrigues et Garupe, tentent de découvrir ce qu’il est advenu de leur maître, le père Ferreira, dont la rumeur rapporte le reniement sous la torture. L’histoire se situe en effet au plus fort des persécutions anti-chrétiennes, au cœur de trois siècles pendant lesquels le Japon a fermé ses frontières et a refusé tout contact avec l’Occident.
Pour le romancier Endô, la foi ne peut être vécue que dans un état d’incertitude et de fragilité, loin de la majesté chaleureuse et de l’assurance tranquille qu’elle déploie dans le Portugal chrétien où sont nés les héros du roman. Dès lors, d’une époque où tant de chrétiens, européens et japonais, supportèrent le martyre avec courage, Endô ne retient que l’itinéraire de Rodrigues et de Ferreira, et celui de leur pendant japonais, Kichijiro. L’itinéraire des traîtres.
Le mot claque comme un jugement inacceptable. En effet, qui jugerait un homme cédant sous la torture ? Qui oserait prétendre que, dans les mêmes conditions, il ne tomberait pas ? De généreux esprits admirent alors le clair-obscur de ces âmes troublées, ils estiment que dans ces compromissions se révèle des profondeurs mystiques authentiques. Une distance culturelle les rendrait difficiles d’accès : en Occident domine l’esprit cartésien, fondé sur la claire distinction, alors que l’Orient cultive la vertu de l’ambiguïté.
L’auteur donne pourtant certaines clefs d’interprétation précises. À la question « Êtes-vous catholique ? », il répond : « Je suis un écrivain catholique. » (cf. op.org, 18/12/16) À propos des évangiles, Endô distingue la vérité spirituelle et l’exactitude historique. Selon lui, la vie de Jésus est davantage l’expression de la foi de l’Église primitive que le témoignage historique des apôtres (cf. A Life of Jesus, 1978, 105). Lire la Bible nécessiterait de débarrasser les récits évangéliques des mises en scène croyantes pour dégager la vérité spirituelle qu’ils renferment. De telles convictions évoquent l’entreprise de « démythologisation » menée par le théologien Rudolf Bultmann, lequel n’est ni oriental ni catholique. Il serait intéressant d’évaluer l’influence de ses travaux sur le jeune Shûsaku Endô, étudiant en littérature à la faculté de Lyon.
Certes, Silence est une œuvre complexe, ambiguë, sophistiquée ; elle mérite plusieurs lectures. Mais pourquoi toute tentative d’interprétation serait-elle renvoyée à son clair-obscur magistral ? Certaines lignes sont nettes.
Par exemple, toute faiblesse humaine est excusée et justifiée. Kichijiro, qui, dans une quête de rédemption pathétique, ne cesse d’apostasier, de vendre ses frères et de courir ensuite après une absolution, déclare en effet : « En ce monde, il y a les forts et les faibles. Les forts ne plient jamais sous la torture et vont en Paradis, mais qu’advient-il de ceux qui, comme moi, sont nés faibles, de ceux qui, lorsqu’on les met au supplice et qu’on leur dit de piétiner l’image sainte… » (Silence, 1992, 283). Rodrigues répond « Il n’y a ni forts ni faibles. Qui oserait affirmer que les faibles ne souffrent pas plus que les forts ? » Les traîtres sont excusés par la faiblesse de la nature et les circonstances insoutenables. Kichijiro en est convaincu, s’il avait vécu en d’autres temps et sous d’autres cieux, il aurait été un chrétien honorable. Le pauvre homme oublie qu’il n’existe ni temps ni lieu exempts de persécutions ; au contraire, vivant dans le monde qui a persécuté son maître, il en sera lui aussi l’objet. Jésus disait : « Rappelez-vous la parole que je vous ai dite : un serviteur n’est pas plus grand que son maître. Si l’on m’a persécuté, on vous persécutera, vous aussi. » (Jn 15,20)
Dans le fond, Silence exalte la faiblesse parce que l’esprit du monde préfère la foi chancelante. Les apôtres passionnés, les prophètes courageux, les docteurs zélés, en un mot les chrétiens vivant de leur foi, n’ont jamais été appréciés. Les seuls chrétiens que le monde tolère sont ceux qui dénaturent l’évangile. « J’ai la certitude que mon Seigneur n’est pas le Dieu qu’on prêche à l’église », reconnaît ironiquement Rodrigues (Ibid., 262)
Endô expose ainsi dans son roman sa propre lecture de l’évangile. Lorsque Kichijiro trahit le père Rodrigues, il reçoit une bourse de pièces d’argent. Lorsque Rodrigues foule au pied l’image de Jésus, le coq chante trois fois. Quant aux martyrs, ils sont crucifiés et ensevelis par la marée montante, symbole de vie dans la religion shintoïste. Cette mise en scène n’exprime-t-elle pas que, pour Endô, la foi chrétienne n’est pas universelle mais liée à une expérience culturelle ? Hors de son terrain, elle meurt. « Le Japon n’est pas fait pour le christianisme qui ne peut y prendre racine. » (…) « Père, vous n’avez pas été vaincu par moi, mais par ce marécage qu’est le Japon. » (Ibid., 278) Le roman semble construit comme la mise en abîme d’une apostasie, voire comme son apologie : « Au nom de l’amour, le Christ eût abjuré ! » (Ibid., 256) Le Christ de l’Évangile a pourtant déclaré : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps sans pouvoir tuer l’âme. » (Mt 10,28) Il est douteux que ce Christ-là aurait renié pourvu que fût sauve la vie des innocents torturés sous les yeux de Rodrigues.
Ferreira pousse ensuite son ancien disciple à la trahison en ces termes : « Maintenant, vous allez accomplir le plus douloureux acte d’amour, répéta Ferreira avec douceur. Vos frères dans l’Église vous jugeront comme ils m’ont jugé. Mais il y a quelque chose de plus important que l’Église, de plus important que le travail missionnaire : ce que vous allez faire » (Ibid., 257). Qu’est-ce à dire ? Ceux qui n’admettraient pas que l’amour motive la trahison seraient aveugles sur la profondeur de l’amour ? Idée diabolique qu’on puisse honorer l’amour en ne lui étant pas fidèle, qu’on puisse le servir en le tuant !
Le romancier fait alors entendre la voix du Christ. Dans une locution intérieure, Jésus encourage son prêtre : « Alors le Christ de bronze lui parle : “Piétinez ! Piétinez ! Mieux que personne je sais la douleur qui traverse votre pied. Piétinez ! C’est pour être foulé aux pieds par les hommes que je suis venu en ce monde. C’est pour partager la souffrance des hommes que j’ai porté ma croix.” Le prêtre pose le pied sur l’efumi. L’aube éclate. Au loin, le coq chante. » (Ibid., 258) Faut-il demander qui est le Christ de bronze venant siffler aux oreilles de la foi chancelante : « Crucifie-le, crucifie-le ! » (Lc 23,21) ?
Arrêtons-nous pourtant à la signification spirituelle de cette déclaration d’amour perverti. Elle décrit le Fils éternel reniant le Père céleste par amour de l’humanité… Quel brillant blasphème, introduisant le mal au sein de la Sainte Trinité — ce qui est insensé. Cependant Dieu est simple, il est amour, il n’a qu’un seul amour qui est lui-même, il nous aime donc de l’amour dont il aime son Fils. En conséquence, dès lors que nous renions Dieu, il éprouve la perte de son Fils. L’amour du Père pour le Fils nous rejoint en lui, si bien qu’en désertant le Fils, nous infligeons à Dieu un abîme de souffrance qui ne serait pas plus grand s’il perdait le Fils même. Cette considération éclaire le mystère de l’Incarnation. On perçoit comment le Verbe a pu dire au Père : j’irai. Je descendrai. Je rassemblerai tes enfants dispersés et je les conduirai à toi. Le Christ n’est pas venu pour partager les souffrances des hommes mais pour nous montrer la souffrance du Père. Il est venu nous révéler le Cœur de Dieu pour toucher le nôtre. Pour que nous revenions à l’amour que nous avons trahi.