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Peut-on trahir par amour ?

par | 3 juin 2017

Le film Silence de Martin Scorsese, inspirรฉ du roman de Shรปsaku Endรด (1966), met en scรจne les aventures de deux jeunes jรฉsuites portugais au Japon, ร  la fin du XVIIe siรจcle. Dans ce voyage au pรฉril de leur vie, les deux missionnaires, les pรจres Rodrigues et Garupe, tentent de dรฉcouvrir ce quโ€™il est advenu de leur maรฎtre, le pรจre Ferreira, dont la rumeur rapporte le reniement sous la torture. Lโ€™histoire se situe en effet au plus fort des persรฉcutions anti-chrรฉtiennes, au cล“ur de trois siรจcles pendant lesquels le Japon a fermรฉ ses frontiรจres et a refusรฉ tout contact avec lโ€™Occident.

Pour le romancier Endรด, la foi ne peut รชtre vรฉcue que dans un รฉtat dโ€™incertitude et de fragilitรฉ, loin de la majestรฉ chaleureuse et de lโ€™assurance tranquille quโ€™elle dรฉploie dans le Portugal chrรฉtien oรน sont nรฉs les hรฉros du roman. Dรจs lors, dโ€™une รฉpoque oรน tant de chrรฉtiens, europรฉens et japonais, supportรจrent le martyre avec courage, Endรด ne retient que lโ€™itinรฉraire de Rodrigues et de Ferreira, et celui de leur pendant japonais, Kichijiro. Lโ€™itinรฉraire des traรฎtres.

Le mot claque comme un jugement inacceptable. En effet, qui jugerait un homme cรฉdant sous la torture ? Qui oserait prรฉtendre que, dans les mรชmes conditions, il ne tomberait pas ? De gรฉnรฉreux esprits admirent alors le clair-obscur de ces รขmes troublรฉes, ils estiment que dans ces compromissions se rรฉvรจle des profondeurs mystiques authentiques. Une distance culturelle les rendrait difficiles dโ€™accรจs : en Occident domine lโ€™esprit cartรฉsien, fondรฉ sur la claire distinction, alors que lโ€™Orient cultive la vertu de lโ€™ambiguรฏtรฉ.

Lโ€™auteur donne pourtant certaines clefs dโ€™interprรฉtation prรฉcises. ร€ la question ยซ รŠtes-vous catholique ? ยป, il rรฉpond : ยซ Je suis un รฉcrivain catholique. ยป (cf. op.org, 18/12/16) ร€ propos des รฉvangiles, Endรด distingue la vรฉritรฉ spirituelle et lโ€™exactitude historique. Selon lui, la vie de Jรฉsus est davantage lโ€™expression de la foi de lโ€™ร‰glise primitive que le tรฉmoignage historique des apรดtres (cf. A Life of Jesus, 1978, 105). Lire la Bible nรฉcessiterait de dรฉbarrasser les rรฉcits รฉvangรฉliques des mises en scรจne croyantes pour dรฉgager la vรฉritรฉ spirituelle quโ€™ils renferment. De telles convictions รฉvoquent lโ€™entreprise de ยซ dรฉmythologisation ยป menรฉe par le thรฉologien Rudolf Bultmann, lequel nโ€™est ni oriental ni catholique. Il serait intรฉressant dโ€™รฉvaluer lโ€™influence de ses travaux sur le jeune Shรปsaku Endรด, รฉtudiant en littรฉrature ร  la facultรฉ de Lyon.

Certes, Silence est une ล“uvre complexe, ambiguรซ, sophistiquรฉe ; elle mรฉrite plusieurs lectures. Mais pourquoi toute tentative dโ€™interprรฉtation serait-elle renvoyรฉe ร  son clair-obscur magistral ? Certaines lignes sont nettes.

Par exemple, toute faiblesse humaine est excusรฉe et justifiรฉe. Kichijiro, qui, dans une quรชte de rรฉdemption pathรฉtique, ne cesse dโ€™apostasier, de vendre ses frรจres et de courir ensuite aprรจs une absolution, dรฉclare en effet : ยซ En ce monde, il y a les forts et les faibles. Les forts ne plient jamais sous la torture et vont en Paradis, mais quโ€™advient-il de ceux qui, comme moi, sont nรฉs faibles, de ceux qui, lorsquโ€™on les met au supplice et quโ€™on leur dit de piรฉtiner lโ€™image sainteโ€ฆ ยป (Silence, 1992, 283). Rodrigues rรฉpond ยซ Il nโ€™y a ni forts ni faibles. Qui oserait affirmer que les faibles ne souffrent pas plus que les forts ? ยป Les traรฎtres sont excusรฉs par la faiblesse de la nature et les circonstances insoutenables. Kichijiro en est convaincu, sโ€™il avait vรฉcu en dโ€™autres temps et sous dโ€™autres cieux, il aurait รฉtรฉ un chrรฉtien honorable. Le pauvre homme oublie quโ€™il nโ€™existe ni temps ni lieu exempts de persรฉcutions ; au contraire, vivant dans le monde qui a persรฉcutรฉ son maรฎtre, il en sera lui aussi lโ€™objet. Jรฉsus disait : ยซ Rappelez-vous la parole que je vous ai dite : un serviteur nโ€™est pas plus grand que son maรฎtre. Si lโ€™on mโ€™a persรฉcutรฉ, on vous persรฉcutera, vous aussi. ยป (Jn 15,20)

Dans le fond, Silence exalte la faiblesse parce que lโ€™esprit du monde prรฉfรจre la foi chancelante. Les apรดtres passionnรฉs, les prophรจtes courageux, les docteurs zรฉlรฉs, en un mot les chrรฉtiens vivant de leur foi, nโ€™ont jamais รฉtรฉ apprรฉciรฉs. Les seuls chrรฉtiens que le monde tolรจre sont ceux qui dรฉnaturent lโ€™รฉvangile. ยซ Jโ€™ai la certitude que mon Seigneur nโ€™est pas le Dieu quโ€™on prรชche ร  lโ€™รฉglise ยป, reconnaรฎt ironiquement Rodrigues (Ibid., 262)

Endรด expose ainsi dans son roman sa propre lecture de lโ€™รฉvangile. Lorsque Kichijiro trahit le pรจre Rodrigues, il reรงoit une bourse de piรจces dโ€™argent. Lorsque Rodrigues foule au pied lโ€™image de Jรฉsus, le coq chante trois fois. Quant aux martyrs, ils sont crucifiรฉs et ensevelis par la marรฉe montante, symbole de vie dans la religion shintoรฏste. Cette mise en scรจne nโ€™exprime-t-elle pas que, pour Endรด, la foi chrรฉtienne nโ€™est pas universelle mais liรฉe ร  une expรฉrience culturelle ? Hors de son terrain, elle meurt. ยซ Le Japon nโ€™est pas fait pour le christianisme qui ne peut y prendre racine. ยป (โ€ฆ) ยซ Pรจre, vous nโ€™avez pas รฉtรฉ vaincu par moi, mais par ce marรฉcage quโ€™est le Japon. ยป (Ibid., 278) Le roman semble construit comme la mise en abรฎme dโ€™une apostasie, voire comme son apologie : ยซ Au nom de lโ€™amour, le Christ eรปt abjurรฉ ! ยป (Ibid., 256) Le Christ de lโ€™ร‰vangile a pourtant dรฉclarรฉ : ยซ Ne craignez pas ceux qui tuent le corps sans pouvoir tuer lโ€™รขme. ยป (Mt 10,28) Il est douteux que ce Christ-lร  aurait reniรฉ pourvu que fรปt sauve la vie des innocents torturรฉs sous les yeux de Rodrigues.

Ferreira pousse ensuite son ancien disciple ร  la trahison en ces termes : ยซ Maintenant, vous allez accomplir le plus douloureux acte dโ€™amour, rรฉpรฉta Ferreira avec douceur. Vos frรจres dans lโ€™ร‰glise vous jugeront comme ils mโ€™ont jugรฉ. Mais il y a quelque chose de plus important que lโ€™ร‰glise, de plus important que le travail missionnaire : ce que vous allez faire ยป (Ibid., 257). Quโ€™est-ce ร  dire ? Ceux qui nโ€™admettraient pas que lโ€™amour motive la trahison seraient aveugles sur la profondeur de lโ€™amour ? Idรฉe diabolique quโ€™on puisse honorer lโ€™amour en ne lui รฉtant pas fidรจle, quโ€™on puisse le servir en le tuant !

Le romancier fait alors entendre la voix du Christ. Dans une locution intรฉrieure, Jรฉsus encourage son prรชtre : ยซ Alors le Christ de bronze lui parle : โ€œPiรฉtinez ! Piรฉtinez ! Mieux que personne je sais la douleur qui traverse votre pied. Piรฉtinez ! Cโ€™est pour รชtre foulรฉ aux pieds par les hommes que je suis venu en ce monde. Cโ€™est pour partager la souffrance des hommes que jโ€™ai portรฉ ma croix.โ€ Le prรชtre pose le pied sur lโ€™efumi. Lโ€™aube รฉclate. Au loin, le coq chante. ยป (Ibid., 258) Faut-il demander qui est le Christ de bronze venant siffler aux oreilles de la foi chancelante : ยซ Crucifie-le, crucifie-le ! ยป (Lc 23,21) ?

Arrรชtons-nous pourtant ร  la signification spirituelle de cette dรฉclaration dโ€™amour perverti. Elle dรฉcrit le Fils รฉternel reniant le Pรจre cรฉleste par amour de lโ€™humanitรฉโ€ฆ Quel brillant blasphรจme, introduisant le mal au sein de la Sainte Trinitรฉ โ€” ce qui est insensรฉ. Cependant Dieu est simple, il est amour, il nโ€™a quโ€™un seul amour qui est lui-mรชme, il nous aime donc de lโ€™amour dont il aime son Fils. En consรฉquence, dรจs lors que nous renions Dieu, il รฉprouve la perte de son Fils. Lโ€™amour du Pรจre pour le Fils nous rejoint en lui, si bien quโ€™en dรฉsertant le Fils, nous infligeons ร  Dieu un abรฎme de souffrance qui ne serait pas plus grand sโ€™il perdait le Fils mรชme. Cette considรฉration รฉclaire le mystรจre de lโ€™Incarnation. On perรงoit comment le Verbe a pu dire au Pรจre : jโ€™irai. Je descendrai. Je rassemblerai tes enfants dispersรฉs et je les conduirai ร  toi. Le Christ nโ€™est pas venu pour partager les souffrances des hommes mais pour nous montrer la souffrance du Pรจre. Il est venu nous rรฉvรฉler le Cล“ur de Dieu pour toucher le nรดtre. Pour que nous revenions ร  lโ€™amour que nous avons trahi.

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