La consรฉquence immรฉdiate de ceci, cโest que connaรฎtre et รชtre ne sont au fond quโune seule et mรชme chose ; ce sont, si lโon veut, deux aspects insรฉparables dโune rรฉalitรฉ unique, aspects qui ne sauraient mรชme plus รชtre distinguรฉs vraiment lร oรน tout est โsans dualitรฉโ. ยป
Renรฉ Guรฉnon, Introduction gรฉnรฉrale ร lโรฉtude des doctrines hindoues
Prรฉcisons pour commencer que le terme ยซ mรฉtaphysique ยป nโest pas ร prendre ici en son sens philosophique traditionnel ; il dรฉsigne chez R. Guรฉnon la connaissance de ce qui se trouve au-delร (mรฉta) de la nature (physis). Il sโagit donc dโune connaissance sur-naturelle – ร condition de ne pas entendre ce terme au sens chrรฉtien dโune connaissance proprement divine, qui serait communiquรฉe par lโEsprit Saint. Pour notre auteur il sโagit tout au contraire dโune connaissance strictement humaine, mais qui met en jeu des facultรฉs ยซ subtiles ยป, quโil sโagit dโactiver par lโinitiation. Le domaine surnaturel ne dรฉsigne donc pas pour R. Guรฉnon la sphรจre divine, mais le domaine occulte que lโรฉsotรฉrisme dรฉcrit et auquel le rituel initiatique est supposรฉ donner accรจs. Dโailleurs, il nโy a pas de sphรจre divine distincte du monde crรฉรฉ chez notre auteur, qui professe un naturalisme sโinspirant de lโadvaรฏta (non-dualitรฉ) hindoue, ร laquelle il fait allusion en fin de citation.
Cette connaissance mรฉtaphysique serait selon R. Guรฉnon, le fruit dโune ยซ intuition intellectuelle ยป. Le terme ยซ intuition ยป veut exprimer quโil sโagit dโune connaissance reรงue passivement ; ainsi nous nous ouvrons ร lโintuition sensible, que nous accueillons telle quโelle se donne. Lโhomme aurait selon notre auteur, une capacitรฉ rรฉceptive analogue dans le domaine intellectuel, nous permettant de saisir ยซ immรฉdiatement ยป les essences, sans passer par la connaissance sensible. Habituellement, notre intelligence abstrait en effet la forme intelligible de lโimage intรฉrieure, que lโimagination lui transmet comme une synthรจse des informations sensibles fournies par lโobjet extรฉrieur. Cette forme intelligible correspond ร la quidditรฉ de lโobjet, c’est-ร -dire son essence, sa dรฉfinition, ou encore lโensemble des dรฉterminations qui font quโยซ une chose est ce quโelle est et ne peut pas รชtre autrement ยป (Aristote). Selon notre auteur, une telle connaissance est encore partielle et imparfaite. Pour connaรฎtre en vรฉritรฉ lโobjet, il faudrait pouvoir sโunir ร lui au point de sโidentifier ร lui – ce qui est รฉvidemment impossible, sauf ร cesser dโรชtre ce que nous sommes pour devenir lโobjet visรฉ.
Certes, toute connaissance suppose une communion intentionnelle entre le sujet et lโobjet ; mais cette identitรฉ est purement formelle et respecte lโaltรฉritรฉ du connaissant et du connu : lโobjet est formellement dans le sujet en tant quโobjet. Lโidentification rรฉelle que suggรจre R. Guรฉnon pose la question de savoir qui fait cette expรฉrience, puisquโelle suppose lโabolition prรฉalable de la distinction sujet/objet ? En aucun cas lโindividu, puisquโil est absorbรฉ dans lโobjet ; il reste que cette activitรฉ cognitive soit attribuรฉe ร une ยซ intelligence universelle ยป ou ยซ cosmique ยป, ร laquelle nous serions appelรฉs ร participer au prix du renoncement ร notre intelligence et ร notre conscience personnelles. Cโest bien ce que confirme notre auteur, lorsquโil ajoute que :
La connaissance ยซ mรฉtaphysique ยป selon R. Guรฉnon sโidentifie ร lโexpรฉrience de mystique naturelle, ou encore ร lโintuition de lโacte dโexister commun ร tous les individus (esse commune), en amont de leurs diffรฉrenciations individualisantes, c’est-ร -dire en amont de leur essence. Il est dรจs lors difficile de dรฉcrire cette expรฉrience en termes dโยซ intuition intellectuelle ยป, รฉtant donnรฉ que lโobjet propre de lโintelligence nโest autre que lโessence intelligible, qui nโest prรฉcisรฉment plus prise en compte dans cette expรฉrience.
Loin de dรฉcrire un processus dโacquisition de connaissance, lโรฉpistรฉmologie guรฉnonienne – et plus largement lโรฉpistรฉmologie des ยซ sciences ยป รฉsotรฉriques et occultes – propose plutรดt un chemin de dissolution des conditions de possibilitรฉ de toute connaissance intellectuelle authentique. Lorsque nous nous souvenons que pour accรฉder ร cette ยซ intuition intellectuelle ยป, lโadepte doit passer par lโinitiation, au cours de laquelle lui sera transmise lโยซ influence spirituelle ยป indispensable pour quโil puisse sโouvrir aux รฉtats supรฉrieurs de conscience, on aura compris que ce chemin nโest pas compatible avec la dรฉmarche de foi chrรฉtienne.