Depuis que le 8 juin le front français a craqué à Sedan, les armées allemandes déferlent en éventail sur la France. Trois divisions blindées piquent plein sud et se hâtent vers Lyon et la vallée du Rhône. Depuis Troyes, sur cinq cents kilomètres, elles n’ont rencontré aucune résistance, et s’apprêtent à entrer, sans coup férir, dans Lyon déclarée « ville ouverte » ; leur état-major juge même inutile de leur assurer désormais l’appui de l’aviation : aucun avion n’interviendra dans les événements que nous allons raconter.
Cependant, le gouvernement militaire de Lyon se préoccupe non pas de stopper, mais de retarder la vague allemande qui déferle de Villefranche-sur-Saône : il veut se ménager quelques heures de délai pour organiser d’une part à Voreppe un barrage qui sauvera notre armée des Alpes, et pour éviter d’autre part l’encerclement aux troupes françaises qui refluent vers le Sud-Ouest. Il décide donc d’établir une ligne de résistance au pied de l’éperon du Mont d’Or : partant de la rive droite de la Saône à Neuville, cette ligne passe par Saint Germain au Mont d’Or, Chasselay, Mont-Luzin, Marcilly, Civrieu-d’Azergues (aux confins de Chazay), descend au Sud vers l’Arbresle, puis se prolonge vers Tarare, Thizy, Bourg de Thizy où elle rejoint le dispositif prévu pour la défense de Roanne. Dans le secteur de Chasselay, Mont-Luzin présente de toute évidence des avantages tactiques considérables : il est situé à contre-pente, dispose de vues sur le carrefour des routes venant du Nord et de l’Est, et ses vergers offrent des couverts favorables au camouflage.
Le soir du lundi 17 juin, une quinzaine de soldats français et une quarantaine de Sénégalais du 25ème Régiment de Tirailleurs se présentent à Mère Clotilde Chauchard la Supérieure, et l’informent de leur mission. Ils prennent aussitôt position dans la maison et les vergers et organisent la résistance. Il pleut depuis trois semaines, les hommes sont trempés, mais le temps presse : on crénelle les murs, on aménage aux fenêtres, dans les dépendances des postes d’armes automatiques et de mitrailleuses. Sous l’un des sophoras de la terrasse, on met en batterie un canon de 75, un autre sous l’allée des tilleuls ; un troisième était installé derrière le couvent, presque sur l’accotement de la route départementale. « Voilà donc notre pauvre Maison transformée en forteresse », dit Mère Clotilde aux officiers.
Dans la journée du 18, une vingtaine de jeunes sœurs et les sœurs âgées qui peuvent marcher descendent à Chasselay. Les autres, dont huit infirmes, restent dans la maison avec Mère Clotilde : on campera, vaille que vaille, dans la chapelle de saint Joseph, avec les familiers du domaine ; les sœurs valides aident nos soldats, les soignent, les entourent de mille délicatesses, les encouragent.
La nuit serait toute de silence – l’énorme silence d’attente des champs de bataille -, si un violent orage n’éclatait sur la région.
Le mercredi matin, 19 juin, des soldats viennent prier dans la chapelle intérieure. Ils se savent sacrifiés. Deux officiers communient, puis Monsieur l’Aumônier consomme les Saintes Espèces. Sur le désir de Mère Clotilde, la lampe du sanctuaire reste allumée.
A 9h15, les premiers éléments d’une division blindée ennemie sont signalés. Des camions d’infanterie portée accompagnés de motocyclistes précèdent la colonne des chars. Nos hommes les observent à cinq cent mètres. Soudain, les Français ouvrent le feu : les 75 tirent à vue ; les mitrailleuses crépitent ; en quelques minutes, les Allemands subissent de lourdes pertes. Mais l’unité ennemie est d’élite : c’est le régiment « grande Allemagne ». Sa riposte est rapide et violente. D’abord, les allemands n’identifient pas leur adversaire ; ils le localisent dans une propriété voisine que leurs canons de campagne et les armes de leurs chars harcèlent. Bientôt, ils se rendent compte de leur erreur et règlent leur tir sur Mont-Luzin. Les obus tombent dru sur le vieux manoir, le 75 sous le sophora est bientôt hors de combat ; la façade sur la terrasse est littéralement criblée d’éclats d’obus et de balles ; les massives barres de fer de la grille sont tordues, presque déchiquetées ; la porte principale saute ; la toiture s’effondre ; les murs intérieurs s’écroulent ; cinq cents vitres sont cassées. Cependant, l’infanterie ennemie se glisse dans les vignes ; nos soldats, très inférieurs en nombre, se font tuer sur place : « Ils ne se rendent pas, reconnaîtra plus tard un des combattants allemands ; ils doivent être en grande partie exterminés dans leurs trous avec des grenades à la main. » Une horrible chasse à l’homme commence autour du château… Dans la chapelle de saint Joseph, l’Aumônier donne une absolution générale.
Cinq heures le combat fait rage. Ce n’est que vers 15 heures que les allemands pénètrent dans le château. Avec un admirable sang-froid, Mère Clotilde prend contact avec les soldats ennemis ; ils exigent qu’une sœur précède, sous la menace de revolvers, les patrouilles qui fouillent à présent l’immeuble. « Des cryptes de leur Couvent, écrira die Woche en février 1941, les religieuses ressortent ; elles s’agenouillent devant la statue de la Vierge (une statue de Fabisch) dans la cour dévastée du couvent. Un miracle s’est produit : la Madone est intacte ; à côté d’elle gisent les débris des canons démolis ».
Toute la soirée eurent lieu des tueries sauvages, dont les Sénégalais et leurs officiers furent, au mépris parfois des lois de la guerre, les principales victimes. La rage des allemands n’avait plus de frein. A cette furie sanglante, la charité de Mère Clotilde et des sœurs fait contraste ; elles s’affairent auprès des blessés, encouragent les agonisants, protègent les prisonniers autant qu’elles le peuvent.
Au soir de cette rude journée, Mère Clotilde descendit à Chasselay renseigner le Maire et rassurer les sœurs qui s’y étaient réfugiées la veille. Aucune des sœurs de Mont-Luzin n’était blessée, et le Couvent, malgré ses blessures, restait debout.
Le 20, Mère Clotilde et une équipe de volontaires de Chasselay montent à Mont-Luzin. On ensevelit sur la terrasse, dans le jardin, les morts que l’on put alors retrouver autour du château ; quelques jours plus tard, ils seront transférés au cimetière de Lissieu… Le 8 novembre 1942 sera inauguré à Chasselay un « tata », c’est-à-dire « une enceinte sacrée où sont enterrés avec honneur les guerriers morts pour leur pays ».
Le 16 janvier 1941, se déroulait à Mont-Luzin une cérémonie assez rare. Mère Clotilde recevait des mains du Général Frère, gouverneur de Lyon, la croix de guerre avec palme, la croix la plus enviée des soldats. La citation à l’ordre de l’Armée déclarait : « A reçu le 17 juin 1940 avec une résignation patriotique émouvante et une charité maternelle la section du 25ème régiment de Tirailleurs Sénégalais et la batterie du 405ème régiment d’Artillerie qui venaient organiser “la défense à tout prix” de son couvent contre de puissantes forces ennemies qui descendaient vers Lyon. Le 19 juin, n’ayant pu évacuer les sœurs malades ou infirmes, est restée avec elles au Couvent pendant les cinq heures que dura la bataille acharnée, soignant et réconfortant les blessés. Le 20 juin, a répondu tout simplement à un officier allemand qui lui reprochait d’avoir laissé transformer son couvent en forteresse : “Nous sommes religieuses, c’est vrai ; mais nos personnes et nos biens appartiennent à la France qui peut en disposer à sa volonté” » – « Vive Dieu pour que revive la France » se contenta de répondre Mère Clotilde.
En lui remettant sa croix, le Général Frère lui dit : « Vous n’avez point fait le coup de feu, mais vous vous êtes héroïquement battues avec vos armes habituelles, les seules qui soient aujourd’hui capables de vaincre le monde. Ce sont les armes de la charité et de la prière. »
Mère Clotilde n’en avait pas fini avec les allemands, et les canonnades. Du 20 août au 3 septembre 1944, lors de leur retraite, des groupes de soldats allemands firent halte plusieurs fois à Mont-Luzin, et le couvent paya de nouveau son tribut à la guerre, mais cette fois par le pillage comme il arrive de la part de troupes qui refluent en désordre. Quinze jours de danger, voire de terreur : les hommes des maquis tenaient la région, harcelaient l’ennemi qui, affolé, exerçait des représailles, incendiait des maisons, des hameaux, prélevait des otages, fusillait. Et voici que dans la nuit du 2 au 3 septembre, à 23 heures s’abat sur le couvent un orage d’obus ; au petit matin le bombardement s’intensifie encore. On célèbre la messe dans la cave. Vers 9 heures, enfin, un prêtre qui logeait alors au couvent, se hasarde à aller aux nouvelles. Il rentre bientôt en hâte… radieux. Depuis la veille, l’armée française a libéré la région ; mais un renseignement inexact était parvenu aux officiers responsables des opérations : Mont-Luzin, leur avait-on dit, était tenu par les allemands. D’où le tir de harcèlement de la nuit… Mère Clotilde et ses sœurs auraient pu périr sous des obus français !
La vieille demeure pansa ses plaies, reprit ses activités charitables, à peine interrompues. Comme au printemps, la sève remonte aux branches de ses vergers, la vie rejaillit dans la maison et autour de la maison : Mont-Luzin reverdit !