Famille de Saint Joseph

6. La bataille de Mont-Luzin

par | 19 mars 2007

Depuis que le 8 juin le front franรงais a craquรฉ ร  Sedan, les armรฉes allemandes dรฉferlent en รฉventail sur la France. Trois divisions blindรฉes piquent plein sud et se hรขtent vers Lyon et la vallรฉe du Rhรดne. Depuis Troyes, sur cinq cents kilomรจtres, elles nโ€™ont rencontrรฉ aucune rรฉsistance, et sโ€™apprรชtent ร  entrer, sans coup fรฉrir, dans Lyon dรฉclarรฉe ยซ ville ouverte ยป ; leur รฉtat-major juge mรชme inutile de leur assurer dรฉsormais lโ€™appui de lโ€™aviation : aucun avion nโ€™interviendra dans les รฉvรฉnements que nous allons raconter.

Cependant, le gouvernement militaire de Lyon se prรฉoccupe non pas de stopper, mais de retarder la vague allemande qui dรฉferle de Villefranche-sur-Saรดne : il veut se mรฉnager quelques heures de dรฉlai pour organiser dโ€™une part ร  Voreppe un barrage qui sauvera notre armรฉe des Alpes, et pour รฉviter dโ€™autre part lโ€™encerclement aux troupes franรงaises qui refluent vers le Sud-Ouest. Il dรฉcide donc dโ€™รฉtablir une ligne de rรฉsistance au pied de lโ€™รฉperon du Mont dโ€™Or : partant de la rive droite de la Saรดne ร  Neuville, cette ligne passe par Saint Germain au Mont dโ€™Or, Chasselay, Mont-Luzin, Marcilly, Civrieu-dโ€™Azergues (aux confins de Chazay), descend au Sud vers lโ€™Arbresle, puis se prolonge vers Tarare, Thizy, Bourg de Thizy oรน elle rejoint le dispositif prรฉvu pour la dรฉfense de Roanne. Dans le secteur de Chasselay, Mont-Luzin prรฉsente de toute รฉvidence des avantages tactiques considรฉrables : il est situรฉ ร  contre-pente, dispose de vues sur le carrefour des routes venant du Nord et de lโ€™Est, et ses vergers offrent des couverts favorables au camouflage.


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Mรจre Clotilde Cauchard
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Le soir du lundi 17 juin, une quinzaine de soldats franรงais et une quarantaine de Sรฉnรฉgalais du 25รจme Rรฉgiment de Tirailleurs se prรฉsentent ร  Mรจre Clotilde Chauchard la Supรฉrieure, et lโ€™informent de leur mission. Ils prennent aussitรดt position dans la maison et les vergers et organisent la rรฉsistance. Il pleut depuis trois semaines, les hommes sont trempรฉs, mais le temps presse : on crรฉnelle les murs, on amรฉnage aux fenรชtres, dans les dรฉpendances des postes dโ€™armes automatiques et de mitrailleuses. Sous lโ€™un des sophoras de la terrasse, on met en batterie un canon de 75, un autre sous lโ€™allรฉe des tilleuls ; un troisiรจme รฉtait installรฉ derriรจre le couvent, presque sur lโ€™accotement de la route dรฉpartementale. ยซ Voilร  donc notre pauvre Maison transformรฉe en forteresse ยป, dit Mรจre Clotilde aux officiers.

Dans la journรฉe du 18, une vingtaine de jeunes sล“urs et les sล“urs รขgรฉes qui peuvent marcher descendent ร  Chasselay. Les autres, dont huit infirmes, restent dans la maison avec Mรจre Clotilde : on campera, vaille que vaille, dans la chapelle de saint Joseph, avec les familiers du domaine ; les sล“urs valides aident nos soldats, les soignent, les entourent de mille dรฉlicatesses, les encouragent.

La nuit serait toute de silence โ€“ lโ€™รฉnorme silence dโ€™attente des champs de bataille -, si un violent orage nโ€™รฉclatait sur la rรฉgion.

Le mercredi matin, 19 juin, des soldats viennent prier dans la chapelle intรฉrieure. Ils se savent sacrifiรฉs. Deux officiers communient, puis Monsieur lโ€™Aumรดnier consomme les Saintes Espรจces. Sur le dรฉsir de Mรจre Clotilde, la lampe du sanctuaire reste allumรฉe.

A 9h15, les premiers รฉlรฉments dโ€™une division blindรฉe ennemie sont signalรฉs. Des camions dโ€™infanterie portรฉe accompagnรฉs de motocyclistes prรฉcรจdent la colonne des chars. Nos hommes les observent ร  cinq cent mรจtres. Soudain, les Franรงais ouvrent le feu : les 75 tirent ร  vue ; les mitrailleuses crรฉpitent ; en quelques minutes, les Allemands subissent de lourdes pertes. Mais lโ€™unitรฉ ennemie est dโ€™รฉlite : cโ€™est le rรฉgiment ยซ grande Allemagne ยป. Sa riposte est rapide et violente. Dโ€™abord, les allemands nโ€™identifient pas leur adversaire ; ils le localisent dans une propriรฉtรฉ voisine que leurs canons de campagne et les armes de leurs chars harcรจlent. Bientรดt, ils se rendent compte de leur erreur et rรจglent leur tir sur Mont-Luzin. Les obus tombent dru sur le vieux manoir, le 75 sous le sophora est bientรดt hors de combat ; la faรงade sur la terrasse est littรฉralement criblรฉe dโ€™รฉclats dโ€™obus et de balles ; les massives barres de fer de la grille sont tordues, presque dรฉchiquetรฉes ; la porte principale saute ; la toiture sโ€™effondre ; les murs intรฉrieurs sโ€™รฉcroulent ; cinq cents vitres sont cassรฉes. Cependant, lโ€™infanterie ennemie se glisse dans les vignes ; nos soldats, trรจs infรฉrieurs en nombre, se font tuer sur place : ยซ Ils ne se rendent pas, reconnaรฎtra plus tard un des combattants allemands ; ils doivent รชtre en grande partie exterminรฉs dans leurs trous avec des grenades ร  la main. ยป Une horrible chasse ร  lโ€™homme commence autour du chรขteauโ€ฆ Dans la chapelle de saint Joseph, lโ€™Aumรดnier donne une absolution gรฉnรฉrale.

Cinq heures le combat fait rage. Ce nโ€™est que vers 15 heures que les allemands pรฉnรจtrent dans le chรขteau. Avec un admirable sang-froid, Mรจre Clotilde prend contact avec les soldats ennemis ; ils exigent quโ€™une sล“ur prรฉcรจde, sous la menace de revolvers, les patrouilles qui fouillent ร  prรฉsent lโ€™immeuble. ยซ Des cryptes de leur Couvent, รฉcrira die Woche en fรฉvrier 1941, les religieuses ressortent ; elles sโ€™agenouillent devant la statue de la Vierge (une statue de Fabisch) dans la cour dรฉvastรฉe du couvent. Un miracle sโ€™est produit : la Madone est intacte ; ร  cรดtรฉ dโ€™elle gisent les dรฉbris des canons dรฉmolis ยป.


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Restes d’un canon
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Toute la soirรฉe eurent lieu des tueries sauvages, dont les Sรฉnรฉgalais et leurs officiers furent, au mรฉpris parfois des lois de la guerre, les principales victimes. La rage des allemands nโ€™avait plus de frein. A cette furie sanglante, la charitรฉ de Mรจre Clotilde et des sล“urs fait contraste ; elles sโ€™affairent auprรจs des blessรฉs, encouragent les agonisants, protรจgent les prisonniers autant quโ€™elles le peuvent.

Au soir de cette rude journรฉe, Mรจre Clotilde descendit ร  Chasselay renseigner le Maire et rassurer les sล“urs qui sโ€™y รฉtaient rรฉfugiรฉes la veille. Aucune des sล“urs de Mont-Luzin nโ€™รฉtait blessรฉe, et le Couvent, malgrรฉ ses blessures, restait debout.

Le 20, Mรจre Clotilde et une รฉquipe de volontaires de Chasselay montent ร  Mont-Luzin. On ensevelit sur la terrasse, dans le jardin, les morts que lโ€™on put alors retrouver autour du chรขteau ; quelques jours plus tard, ils seront transfรฉrรฉs au cimetiรจre de Lissieuโ€ฆ Le 8 novembre 1942 sera inaugurรฉ ร  Chasselay un ยซ tata ยป, cโ€™est-ร -dire ยซ une enceinte sacrรฉe oรน sont enterrรฉs avec honneur les guerriers morts pour leur pays ยป.

Le 16 janvier 1941, se dรฉroulait ร  Mont-Luzin une cรฉrรฉmonie assez rare. Mรจre Clotilde recevait des mains du Gรฉnรฉral Frรจre, gouverneur de Lyon, la croix de guerre avec palme, la croix la plus enviรฉe des soldats. La citation ร  lโ€™ordre de lโ€™Armรฉe dรฉclarait : ยซ A reรงu le 17 juin 1940 avec une rรฉsignation patriotique รฉmouvante et une charitรฉ maternelle la section du 25รจme rรฉgiment de Tirailleurs Sรฉnรฉgalais et la batterie du 405รจme rรฉgiment dโ€™Artillerie qui venaient organiser โ€œla dรฉfense ร  tout prixโ€ de son couvent contre de puissantes forces ennemies qui descendaient vers Lyon. Le 19 juin, nโ€™ayant pu รฉvacuer les sล“urs malades ou infirmes, est restรฉe avec elles au Couvent pendant les cinq heures que dura la bataille acharnรฉe, soignant et rรฉconfortant les blessรฉs. Le 20 juin, a rรฉpondu tout simplement ร  un officier allemand qui lui reprochait dโ€™avoir laissรฉ transformer son couvent en forteresse : โ€œNous sommes religieuses, cโ€™est vrai ; mais nos personnes et nos biens appartiennent ร  la France qui peut en disposer ร  sa volontรฉโ€ ยป – ยซ Vive Dieu pour que revive la France ยป se contenta de rรฉpondre Mรจre Clotilde.

En lui remettant sa croix, le Gรฉnรฉral Frรจre lui dit : ยซ Vous nโ€™avez point fait le coup de feu, mais vous vous รชtes hรฉroรฏquement battues avec vos armes habituelles, les seules qui soient aujourdโ€™hui capables de vaincre le monde. Ce sont les armes de la charitรฉ et de la priรจre. ยป


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Ancienne grotte de saint Joseph
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Mรจre Clotilde nโ€™en avait pas fini avec les allemands, et les canonnades. Du 20 aoรปt au 3 septembre 1944, lors de leur retraite, des groupes de soldats allemands firent halte plusieurs fois ร  Mont-Luzin, et le couvent paya de nouveau son tribut ร  la guerre, mais cette fois par le pillage comme il arrive de la part de troupes qui refluent en dรฉsordre. Quinze jours de danger, voire de terreur : les hommes des maquis tenaient la rรฉgion, harcelaient lโ€™ennemi qui, affolรฉ, exerรงait des reprรฉsailles, incendiait des maisons, des hameaux, prรฉlevait des otages, fusillait. Et voici que dans la nuit du 2 au 3 septembre, ร  23 heures sโ€™abat sur le couvent un orage dโ€™obus ; au petit matin le bombardement sโ€™intensifie encore. On cรฉlรจbre la messe dans la cave. Vers 9 heures, enfin, un prรชtre qui logeait alors au couvent, se hasarde ร  aller aux nouvelles. Il rentre bientรดt en hรขteโ€ฆ radieux. Depuis la veille, lโ€™armรฉe franรงaise a libรฉrรฉ la rรฉgion ; mais un renseignement inexact รฉtait parvenu aux officiers responsables des opรฉrations : Mont-Luzin, leur avait-on dit, รฉtait tenu par les allemands. Dโ€™oรน le tir de harcรจlement de la nuitโ€ฆ Mรจre Clotilde et ses sล“urs auraient pu pรฉrir sous des obus franรงais !

La vieille demeure pansa ses plaies, reprit ses activitรฉs charitables, ร  peine interrompues. Comme au printemps, la sรจve remonte aux branches de ses vergers, la vie rejaillit dans la maison et autour de la maison : Mont-Luzin reverdit !

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