Pierre WEIL, Médecines nouvelles et psychologies transpersonnelles
L’expression « expérience transpersonnelle » désigne en psychologie les états de conscience modifiés obtenus par régression en amont de la dualité sujet/objet, et conduisant à l’expérience de la réalité comme d’un continuum énergétique. Ce type d’expérience a été interprété par les traditions orientales comme l’accès au plan absolu, à la Réalité ultime, dont notre monde quotidien, relatif, changeant, fragmenté, éparpillé en un nombre infini d’individualités, ne serait que le reflet illusoire.
Nous venons d’esquisser la naissance d’une ontologie à partir d’une interprétation particulière de ces états de conscience modifiés. Dieu est identifié à une Energie impersonnelle, qui constitue la matrice cosmique à l’intérieur de laquelle se déroule le processus d’involution/évolution. L’homme lui-même serait une étincelle divine égarée dans l’illusion de la dualité, et appelée à réaliser sa vraie nature en dissolvant les frontières de son individualité, qui ne seraient que la projection de son propre mental.
Il est important de souligner que cette interprétation en termes de « mystique naturelle » n’est pas la seule possible. Freud en propose une autre en termes de régression vers des états psychologiques intra-utérins, alors que Jacques Maritain y voit plutôt une expérience de l’« esse commune » – l’acte d’être qui maintient dans l’existence les créatures, chacune selon son essence propre. L’adhésion à l’interprétation « mystique » ne s’impose donc pas : elle relève d’une option personnelle, et constitue en tant que telle l’objet d’une croyance ou d’un « acte de foi ».
Or les tenants de la Psychologie transpersonnelle prétendent que l’expérience des états modifiés de conscience démontre le bien-fondé des systèmes naturalistes : « Ceux qui sont arrivés au niveau transpersonnel n’ont plus besoin d’aucune preuve de la véracité de leur vécu ; ils savent que ce qu’ils ont expérimenté est “réel ”. Ils “ savent ” et n’ont plus besoin de “ croire ” »
(P. Weil). Cette citation illustre le glissement d’un « savoir » fondé sur l’évidence donnée dans l’expérience, à la « véracité » d’une interprétation particulière. Certes il n’est pas besoin de « croire » en une expérience subjective dont les répercussions physiologiques peuvent être objectivées. Mais la « véracité » ne concerne pas le vécu : seule son interprétation peut être qualifiée de « vraie » ou de « fausse ». Or l’interprétation, comme nous venons de l’illustrer, dépend d’options personnelles, fondées sur des croyances. L’opposition entre l’approche expérimentielle et dogmatique sur laquelle insiste notre auteur ne tient donc pas.
Le « savoir » auquel me donne accès l’expérience des états modifiés de conscience concerne les performances du système neurophysiologique humain et ses répercussions psychologiques. Je « sais » pour l’avoir expérimentée, qu’une telle expérience est possible et quel est son contenu subjectif. Mais toute interprétation ultérieure de ce vécu fera nécessairement appel à des principes a priori qui constitueront le cadre interprétatif de l’expérience. Or ces principes ne jouissent d’aucune évidence, mais constituent l’objet d’un « croire ».
Ajoutons que contrairement à ce que laisse sous-entendre notre auteur, l’« expérience directe » n’est pas absente de la proposition chrétienne. « Personne ne peut venir à moi, dit Jésus, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire vers moi » (Jn 6, 44)
. La foi comme adhésion au Christ reconnu comme Seigneur et Sauveur se fonde sur une rencontre personnelle, suscitée par l’Esprit Saint, à l’initiative du Père. C’est cette expérience de communion au Fils dans un contexte trinitaire, qui nous conduit à donner notre assentiment à la proposition dogmatique. Tout croyant est appelé à vérifier le contenu des articles de foi que lui propose l’Eglise ; autrement dit à effectuer le parcours des Samaritains présenté par le quatrième évangile. Après avoir été informés par la femme qui avait dialogué avec Jésus au puits de Jacob, ils ont rencontré personnellement le Seigneur. C’est cette expérience qui les a conduit à la foi : « Ce n’est plus à cause de ce que tu nous a dit que nous croyons maintenant ; nous l’avons entendu par nous-mêmes, et nous croyons que c’est vraiment lui le Sauveur du monde » (Jn 3, 42)
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