Famille de Saint Joseph

« Le langage de la croix … est puissance de Dieu » (1Co 1,18)

par | 1 mars 2017

 

La croix du Seigneur Jésus est la plus belle parole d’amour. Elle parle l’ineffable langage de l’amour véritable, que beaucoup ne comprennent pas,

car le langage de la croix est folie pour ceux qui vont à leur perte, mais pour ceux qui vont vers leur salut, pour nous, il est puissance de Dieu.

Comment expliquer que le langage de la croix est celui que nous avons le plus de mal à entendre et à pratiquer ? On invoque souvent la peur des souffrances auxquelles nous expose la vie chrétienne. Mais elle n’explique pas tout. Pour saint Jean-Marie Vianney, en effet, tout le monde souffre également, seule change la manière de vivre les souffrances :

Il y a deux manières de souffrir : souffrir en aimant et souffrir sans aimer. Les saints souffraient tout avec patience, joie et persévérance, parce qu’ils aimaient. Nous souffrons, nous, avec colère, parce que nous n’aimons pas. Si nous aimions Dieu, nous aimerions les croix, nous les désirerions, nous nous plairions en elles. Nous serions heureux de pouvoir souffrir pour l’amour de Celui qui a bien voulu souffrir pour nous.

C’est ici en général que nous renonçons à la logique des saints. Être heureux et souffrir, souffrir et aimer, voilà des associations qui nous apparaissent contre nature. Ce chemin nous semble impraticable et même inhumain.

Le langage de la croix est folie pour ceux qui vont à leur perte, mais pour ceux qui vont vers leur salut, pour nous, il est puissance de Dieu.

Nos difficultés à comprendre le langage de la croix s’expliquent principalement par la superficialité de nos vies. Nous ne vivons pas en profondeur mais en périphérie. Si nous écoutions l’enseignement de la croix du Christ, nous comprendrions comment la croix est la clé d’interprétation de tout ce que nous voyons, de tout événement, de toute situation, de toute dignité, de tout plaisir, de toute convoitise et de tout orgueil de la vie. La croix donne leur valeur aux agitations, aux rivalités, aux espoirs, aux craintes, aux désirs, aux efforts, aux victoires des hommes. Elle donne sens au cours du temps, aux épreuves et aux tentations, aux souffrances de l’homme. Elle enseigne ce qu’il faut désirer et ce qu’il faut espérer. La croix est l’axe du monde, elle est le centre et le sens de tout. Le langage de la croix est le langage de la vie. Cependant, parce que nous en restons à l’apparence des choses, nous trouvons plus d’éclat aux réalités mondaines qu’à la croix du Sauveur.

Pourquoi exalter le corps torturé et sanglant de Jésus, cloué sur le bois ? La vie n’est-elle pas faite pour être heureux ? Selon cette perspective, l’enseignement de la croix s’oppose à l’élan spontané de goûter les plaisirs qu’offre le monde. Mais en parlant de cette manière, nous agissons en fils d’Ève qui trouvait « bon à manger » et « désirable » le fruit offert à sa vue par le Serpent (cf. Gn 3,6).

Le langage de la croix est folie pour ceux qui vont à leur perte…

S’il en est ainsi, nous devons admettre que nous trouverons notre bonheur en nous abstenant des sollicitations désirables en apparence mais mortelles en réalité. Le langage de la croix ne fait qu’enseigner combien ce qui est doux au premier abord contient un mal caché et fatal. Cela est tellement vrai, que le Qohélet, homme expérimenté ayant tout connu des plaisirs, de la richesse, du pouvoir et de la gloire, peut témoigner : « J’ai vu tout ce qui se fait et se refait sous le soleil. Eh bien ! Tout cela n’est que vanité et poursuite du vent. » (Qo 1,14) Tout en ce monde est finalement décevant. En cela, l’enseignement de la croix n’est qu’anticipation de toutes les expériences qu’il nous reste à faire et bénéfice de toutes celles que nous ne ferons pas. Il se résume ainsi : tout est souffrance.

Alors on s’insurge généreusement en s’exclamant : « Quel pessimisme ! La vie est belle ! » Qu’est-ce à dire ? Qu’il faut refuser toute tristesse ? Mais Jésus enseigne : « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. »  (Mt 5,4) L’Évangile ne dit pas que la jouissance est interdite mais qu’à s’en saisir hâtivement et superficiellement, on passe à côté de la joie véritable, laquelle vient en son temps. Jésus dit ailleurs : « maintenant, vous êtes dans la peine, mais je vous reverrai, et votre cœur se réjouira ; et votre joie, personne ne vous l’enlèvera. » (Jn 16,22) « Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. » (Jn 14,27) Mais on ne se laisse pas convaincre facilement, on insiste : « Ayons le courage de l’optimisme. Tout n’est pas rose, mais tout n’est pas noir ! » Qu’est-ce à dire ? Qu’il ne faut voir que le bon côté des choses ? À considérer que l’on soit capable de voir ce qui est bon — le moindre de nos examens de conscience révèle notre incapacité à discerner ce qui est bon pour nous — pourquoi s’aveugler volontairement sur ce qui ne l’est pas et produit notre perte ? Quelqu’un prendrait-il un remède dont les effets secondaires sont pires que la maladie ? Si nous ne voulons pas reconnaître que ce monde est devenu misérable par suite du péché, en considérant celui qui a pris sur lui nos péchés, nous ferons l’expérience de cette misère par l’effet de ces péchés sur nous-mêmes. Il convient de s’ouvrir à cette réalité difficile d’accès car le langage de la croix délivre un enseignement caché. Saint Paul écrit : « L’homme, par ses seules capacités, n’accueille pas ce qui vient de l’Esprit de Dieu ; pour lui ce n’est que folie, et il ne peut pas comprendre, car c’est par l’Esprit qu’on examine toute chose. » (1Co 2,14) À première vue, le langage de la croix choque, il peut même susciter la révolte : « Dieu t’en garde, Seigneur ! cela ne t’arrivera pas » (Mt 16,22) s’écria saint Pierre. Cependant il est un langage vrai, et la vérité ne se trouve pas à la surface des choses, mais dans leur profondeur.

… pour ceux qui vont vers leur salut, pour nous, il est puissance de Dieu.

Ainsi, le langage de la croix parle dans les profondeurs du cœur de celui qui l’accueille et demeure imperceptible aux autres. Le Seigneur Jésus recommande expressément que ses disciples préservent ce secret : « quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage. » (Mt 6,17) Le langage de la croix doit en effet rester intérieur pour déployer sa puissance. Il n’est pas une de ces théories que discutent les grands esprits, mais « la sagesse du mystère de Dieu, sagesse tenue cachée. » (1Co 2,7) Elle demeure dans les cœurs et y déploie sa vie.

Dès lors, qui n’est pas saint doit reconnaître qu’il n’a pas encore distingué le langage secret que la croix du Christ tient en son cœur ou bien, plus certainement, qu’il le fuit. Car ce langage est douloureux. Toutes les horreurs que l’on se représente habituellement pour décrire les souffrances de la passion ne sont rien à côté des effets que produit le murmure incessant du langage de la croix au cœur de l’homme. Cette souffrance est la plus dramatique, le plus intime de notre histoire spirituelle, parce qu’elle est libre. Il est possible de la refuser, on peut passer à côté. Il revient à chacun de décider de prendre sa croix et de s’exposer au fouet brûlant d’une question simple : « M’aimes-tu vraiment ? » (Jn 21,15). Avec ces mots doux, Jésus déchire la chair et ouvre le cœur. La réponse est en effet inévitable et bouleversante : « Non. » « Non, je ne t’aime pas vraiment. »  Saint Pierre ne dit pas autre chose dans son balbutiement, dans son « Tu sais bien que je t’aime » (Jn 21,17) avouant un amour trop imparfait. Alors, sans échappatoire, qui prête l’oreille à cette question dévorante entre en agonie. Souffrance intolérable de ne pas savoir répondre à l’amour par l’amour. Déchirement intérieur de ne pas correspondre à l’être aimé. Distance insupportable séparant les amants. « L’amour n’est pas aimé ! » hurlait François le stigmatisé. Et Jésus, sans cesse, fait entendre la question qu’il n’est plus possible d’extraire : « M’aimes-tu vraiment ? » (Jn 21,15), « M’aimes-tu vraiment ? » (Jn 21,16), « M’aimes-tu ? » (Jn 21,17)

… pour nous, il est puissance de Dieu.

La réponse fragile, l’amour futile, le cœur humilié s’ouvrent alors à l’action de la grâce, tant il est vrai que le « M’aimes-tu ? » de Jésus est révélation de son divin Cœur. La question qui blesse est aussi celle qui guérit. Par le langage de la croix, l’homme connaît enfin de quel amour il est aimé. La question qui fait souffrir est aussi celle de tous les délices. Par l’insistance de Jésus, l’homme découvre peu à peu les dimensions de l’amour de Dieu. Par la puissance de Dieu, l’amour de l’homme grandit, il devient capable d’une réponse plus profonde tout en percevant plus clairement à quel point elle est inadéquate. Dès lors, à mesure qu’il aime mieux, l’homme souffre davantage, selon ce qui est écrit : « L’amour de ta maison fera mon tourment. » (Jn 2,17) C’est ainsi que le saint exulte de joie sous la brûlure de l’Amour torturant. Quelqu’un a-t-il entendu Padre Pio, Marthe Robin ou Thérèse d’Avila se complaire dans la description de ses souffrances ? À la fin, souffrir ne compte plus, la joie de la communion grandissant dans l’amour l’emporte toujours : « Qui sème dans les larmes moissonne dans la joie » (Ps 125,5)

Tel est l’enseignement de la croix, telle est la puissance de Dieu : la croix du Christ se dresse sur le monde pour révéler l’amour et pour le susciter. Le langage de la croix impose en nos âmes le « Oui » inespéré, le « Oui » humain tant attendu, le « Oui » parfait parce qu’il est divin, le « Oui » que le Fils adresse au Père et qui nous sauve.

 

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