Famille de Saint Joseph

« Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles » (Lc 1,52)

par | 1 octobre 2015

Le verset met en valeur l’action contrastée de Dieu au détriment des potentats et en faveur des pauvres de cœur. La première partie du verset fait écho au v. 51 : « Déployant la force de son bras, il disperse les superbes », tandis que la seconde partie reprend l’affirmation du v. 50 : « Sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent ».

L’élévation des humbles (tapeinous) universalise l’intervention de Dieu en faveur de la Vierge Marie, annoncée au v. 48a : « Il s’est penché sur son humble servante (tapeinôsis) » – sous-entendu : pour l’élever jusqu’à Lui, raison pour laquelle « tous les âges me diront bienheureuse » (v. 48b).

Il faut également rapprocher l’appellation de Dieu comme « le Puissant (ho dynatos) » (v. 49a) de la désignation des potentats de ce monde : dynastas. Un seul est puissant ; vaine est la créature qui prétend exercer un pouvoir despotique voire tyrannique sur ses semblables. Cette appellation de Dieu est exceptionnelle : on ne la retrouve que sous la plume du prophète Sophonie (traduction grecque de la Septante) : « Le Seigneur ton Dieu est en toi, le Puissant te sauvera » (So 3,17). Dieu sauve en renversant les oppresseurs de ses fidèles.

« Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles »

En comparant le v. 50 aux v. 51-52, on constate que les attributs divins relèvent de deux champs sémantiques différents, que l’on peut caractériser par les termes de « miséricorde » et de « force ». Mais il serait vain de vouloir les opposer : c’est « en déployant la force de son bras » contre les potentats de ce monde et en les renversant de leurs trônes, que Dieu fait miséricorde aux humbles « qui le craignent ». La finalité première de l’action divine est de libérer les humbles de l’oppression des potentats, mais cette œuvre de salut ne peut se faire qu’en rabaissant la superbe de ces derniers.

« Il faut situer cette violence à sa vraie place : elle est la violence de celui qui veut sauver les écrasés, et qui ne peut pas ne pas s’en prendre à ceux qui les écrasent. Pour reprendre les images d’Isaïe 11, il n’est pas possible de faire cohabiter le loup avec l’agneau sans contraindre le loup à changer de mœurs, et il n’est pas possible de mettre le lion au régime du fourrage comme le bœuf sans se dire que le lion aura moins de raisons que le bœuf d’être satisfait de cette situation » (Dom J. Dupont).

Autrement dit, Dieu agit avant tout « en faveur » des petits qui lui font confiance. Si cette action salvifique implique de sévir « contre » les puissants, la correction infligée à ces derniers se veut également pédagogique : peut-être se convertiront-ils et rejoindront-ils le peuple des craignant-Dieu ? « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la pleine connaissance de la vérité » (1 Tim 2,4).

« Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles »

Ce verset célèbre le renversement des valeurs opéré par le Christ, renversement que les Évangiles nous rappellent à chaque page. Aux Apôtres qui discutaient en chemin « pour savoir qui était le plus grand », Jésus répond : « “Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous”. Prenant alors un enfant, il le plaça au milieu d’eux, l’embrassa, et leur dit : Quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Et celui qui m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé” » (Mc 9, 35-37). Pour prononcer ces paroles solennelles, qui résonnent comme un second appel adressé « aux Douze », Jésus s’assied ; certes il s’agit de la position de l’enseignant, mais c’est aussi pour Lui une manière de s’abaisser devant ceux qui cherchaient à s’élever. S’abaisser devant les Apôtres, leur laver les pieds, s’identifier et identifier son Père à un enfant : autant de paraboles en acte qui illustrent l’humilité inouïe de Dieu. Humilité de l’Amour, qui se révèlera au matin de Pâques plus puissant que la haine des potentats de ce monde.

Tout comme les Apôtres, notre cœur est divisé entre un amour sincère du Christ, et notre attachement à nous-mêmes, conséquence funeste du péché des origines. Or « celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera » (Mc 8,35). Comme les Douze et comme tous ceux qui veulent suivre Jésus, nous avons à renoncer à notre volonté propre qui empoisonne notre vie, surtout sous sa forme la plus perverse : la volonté de puissance. Sans doute ne poursuivons-nous pas « de grands desseins ni des merveilles qui nous dépassent » (Ps 130,1) ; mais ne nous arrive-t-il pas de nourrir des sentiments inavouables, tels que le mépris, le dédain, le dénigrement, l’esprit de critique… ? Autant et bien d’autres manières d’abaisser notre prochain pour nous élever à ses dépens. Or nous savons comment le Seigneur réagit à un tel comportement :

« Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles »

Le card. Lustiger interprète ce verset à la lumière de la mondialisation galopante, qui fait allégeance à Mammon, c’est-à-dire aux puissances financières de ce monde : « Souvent on s’étonne du petit air révolutionnaire que prend le Magnificat et on l’a parfois interprété comme un chant subversif, la Carmagnole version évangélique !

En vérité, ce verset nous pose, aujourd’hui plus que jamais, la question de l’ensemble du projet humain. Quel monde l’homme se construit-il pour lui-même ? Quels sont les puissants, les superbes, les orgueilleux ? La mondialisation dont on parle tant, sur quoi repose-t-elle ? Sur le calcul financier et économique. L’univers social dans lequel nous vivons est un univers de l’image, de la représentation, des apparences. Vers quelles fascinations notre civilisation conduit-elle ? D’abord, la fascination du pouvoir jusqu’à la violence la plus extrême ; et le pouvoir engendre la guerre. Nous le voyons dans les Balkans, dans le Caucase, en Afrique – au Burundi, au Rwanda (ajoutons de nos jours : en Syrie, Ethiopie, Erythrée, etc.) : l’épreuve de ces peuples est terrible ; l’héroïsme des chrétiens qui résistent à cette idole de la violence remplit d’admiration et force le respect. Au prix de combien de meurtres se nourrissent la volonté de puissance, l’amour de l’argent, la possession des biens, l’ambition de maîtriser la vie ? Combien de gens sacrifiés et de victimes de toute espèce ?

Ce monde suffit-il à combler le cœur de l’homme ? A cette question fondamentale, Marie répondait déjà dans son Magnificat par une phrase jugée subversive. Pour nous, êtres humains “créés à l’image et à la ressemblance de Dieu”, la seule réalité qui soit à notre mesure dépasse radicalement l’homme. Nous sommes faits pour Dieu. Les “humbles” sont précisément ceux qui ne veulent pas se prendre eux-mêmes pour leur propre fin, mais qui acceptent de tout recevoir – et de se recevoir – de la main de Dieu. Le monde nous est donné par Dieu, encore faut-il ne pas oublier Celui qui nous le donne. Nous sommes faits pour l’adorer et, recevant toutes choses de sa main, nous en servir pour notre bien et le bien de nos frères.

Ce verset du Magnificat nous montre en peu de mots le but de l’existence humaine, ce pour quoi nous sommes faits, où est le vrai bonheur. En même temps, il trace le chemin d’une civilisation où la vie de l’homme trouve sa dimension véritable dans l’accueil de l’amour qui vient de Dieu, qui est Dieu. »

« Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles »

Saint Jean Eudes situe ces paroles du Cantique de la Vierge Marie sur l’horizon des événements de la fin des temps : « Renverser les puissants de leurs trônes et élever les humbles, voilà ce que Dieu a toujours fait, dès le commencement du monde, et ce qu’il fera jusqu’à la consommation des siècles et jusqu’au temps de l’Antéchrist, qui par son abominable superbe voudra s’élever « contre tout ce que l’on nomme Dieu ou que l’on vénère, et qui va jusqu’à siéger dans le temple de Dieu en se faisant passer lui-même pour Dieu » (2 Th 2,4). Mais celui qui s’est anéanti pour confondre les arrogants et pour exalter les humbles, le tuera du souffle de sa bouche – « Le Seigneur Jésus supprimera l’Impie par le souffle de sa bouche et le fera disparaître par la manifestation de sa venue » (2 Th 2,8) – et le précipitera dans le plus profond des abîmes ; et ayant ressuscité ses deux prophètes Élie et Enoch, il les fera monter publiquement et glorieusement dans le ciel, à la vue et à la confusion de leurs ennemis » (Le Cœur admirable de la très Sainte Mère de Dieu, L. X, ch. XI).

Concluons avec cette invocation du même saint Jean Eudes :

« O Reine des cœurs humbles,

détruisez entièrement en nous la maudite superbe,

et faites régner dans nos cœurs l’humilité de votre Fils et la vôtre,

afin que les enfants aient quelque ressemblance

avec leur très adorable Père et leur très aimable Mère. »

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