Famille de Saint Joseph

« Ne nous soumets pas à la tentation » (Mt 6,13a)

par | 1 octobre 2014

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Il s’agit sans doute du verset le plus complexe et le plus controversé du Notre Père. Pour pouvoir nous faire une opinion dans le débat, il sera nécessaire de passer par une brève analyse des termes utilisés pour traduire l’original araméen en grec, puis en latin et enfin en français.

La traduction liturgique fait inévitablement surgir la question : Dieu est-il susceptible de nous soumettre à la tentation ? Si nous entendons le terme « tentation » dans le sens péjoratif qu’il possède dans le langage courant, il faudrait admettre que Dieu puisse nous inciter au mal, nous pousser à la chute. Ce qui est (fort heureusement) contradictoire avec l’affirmation de saint Jacques : « Dans l’épreuve de la tentation, que personne ne dise :Ma tentation vient de Dieu. Dieu, en effet, ne peut être tenté de faire le mal, et lui-même ne tente personne. Chacun est tenté par sa propre convoitise qui l’entraîne et le séduit » (Jc 1, 13-14). L’Apôtre se fait l’écho du livre de l’Ecclésiastique : « Ne dis pas : “C’est le Seigneur qui m’a dévoyé”, car il ne fait pas ce qu’il a en horreur. Ne dis pas : “C’est lui qui m’a égaré”, car il n’a que faire du pécheur » (Si 15, 11-12).

Une première tentative d’explication consiste à focaliser sur le second sens que peut prendre le terme temptatio latin, peirasmos grec, à savoir : « épreuve », au sens de vérification, comme par exemple dans l’expression « mise à l’épreuve ». Ainsi en Genèse 22,1 : « Après ces événements, Dieu mit à l’épreuve Abraham ». C’est également le sens courant du terme dans le Nouveau Testament ; ainsi en Ac 20,19 ; 1 Co 10,13 ; Ga 4,14 ; 1 P 1,6 ; 4,12 ; 2 P 2,9 ; Ap 3,10. Citons encore la lettre de saint Jacques : « Considérez comme une joie extrême, mes frères, de buter sur toute sorte d’épreuves. Vous le savez, une telle vérification de votre foi produit l’endurance et l’endurance doit s’accompagner d’une action parfaite, pour que vous soyez parfaits et intègres, sans que rien ne vous manque » (Jc 1, 2-4). L’épreuve a donc pour finalité de révéler la fermeté d’âme et la fidélité de celui qui la subit. Aussi saint Paul exhortait-il les chrétiens des premières communautés à la persévérance en ces termes : « Il nous faut passer par bien des épreuves pour entrer dans le royaume de Dieu » (Ac 14,22).

Mais cette proposition ne résout rien, car si l’épreuve est nécessaire à notre croissance spirituelle, on ne comprend pas bien pourquoi Jésus nous fait demander à son Père de nous l’épargner ? De plus, dans la Bible, ce n’est jamais Dieu qui prend l’initiative de mettre l’homme à l’épreuve ; tout au plus consent-Il à ce que nous soyons éprouvés, dans l’espérance que le combat spirituel qu’implique l’épreuve, fortifie en nous l’homme intérieur (cf. le livre de Job).

Les Pères avaient bien perçu la difficulté, qu’ils avaient essayé de contourner par des paraphrases ou des « gloses » ; mais ce faisant, ils s’écartaient du texte original, qui demeurait obscur. Il faut attendre l’exégèse moderne – en particulier G. Dalman, J. Heller, M. Philonenko et le Père Carmignac – pour restituer le véritable sens de ce verset au-delà des « trahisons » dues aux traductions successives (un adage italien dit très justement : « traduttore traditore » !).

« Ne nous soumets pas à la tentation »

Nous avons gardé le verbe « soumettre » de la traduction liturgique, mais le terme grec traduit en latin par inducere signifie littéralement « introduire » ou « induire » – ce dernier verbe ayant en général en français une connotation péjorative, comme dans l’expression « induire en erreur ».

Précisons encore : demandons-nous à Dieu de ne pas nous introduire dans la tentation, ou en tentation ? Peut-être cette nuance va-t-elle nous faire sortir d’embarras : entrer dans la tentation signifie y consentir, et donc succomber ; alors qu’entrer en tentation, signifie être tenté, mais résister au mal.

Hélas si nous consultons l’original grec, la préposition eis qui dans notre verset suit le verbe eispherô signifie clairement « entrer dans » la tentation. Nous demandons donc à Dieu de ne pas causer notre chute – ce qui implique qu’il est susceptible de le faire. Inutile d’insister : l’affirmation d’un Dieu susceptible de faire trébucher ses enfants est bien sûr blasphématoire.

« Ne nous soumets pas à la tentation »

Fort heureusement, l’analyse grammaticale va nous sortir de ce mauvais pas. Il faut savoir que contrairement au grec et au latin, les langues sémitiques possèdent trois formes de conjugaison :

  • La forme normale ou le mode direct : par exemple « tuer » ;
  • La forme intensive : « tuer beaucoup » ; et
  • La forme causative : « faire tuer ».

Or il semble bien que Jésus, qui s’exprimait en araméen, ait utilisé la forme causative : « faire succomber » (dans sa forme négative). La traduction « ne nous soumets pas » veut rendre par un seul verbe, la forme causative qui en compte deux. Mais par le fait même la négation devient très ambiguë : au lieu de porter sur le verbe « succomber » comme c’était plus que probablement le cas sur les lèvres de Jésus : « Fais que nous ne succombions pas » – elle porte maintenant sur l’unique verbe « soumettre » : « Ne nous soumets pas », ce qui revient à faire porter implicitement la négation sur le verbe « faire » de la forme causative : « Ne nous fais pas succomber » à la tentation – ce qui n’est pas du tout le même sens.

On trouve la confirmation de cette lecture dans le rapprochement que les exégètes cités ont pu faire avec une prière hébraïque conservée dans le Talmud de Babylone (Berakhôt 60b) à laquelle il est fort possible que Jésus ait fait allusion.

Il faut donc lire : « Fais que nous ne soyons pas soumis à la tentation » ; « que nous n’entrions pas dans la tentation» – ce qui transforme bien sûr radicalement la signification du verset et le rend théologiquement acceptable. La nouvelle traduction liturgique propose plus élégamment : « Ne nous laisse pas entrer en tentation » – l’expression « dans la tentation » étant en effet moins courante en français.

C’est précisément en ce sens que Jésus invite ses apôtres à prier à Gethsémani : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation » (Mt 26,41) : il les invite à prier le Père de leur donner la force de ne pas être dominés par la tentation, de ne pas y succomber, car « l’esprit est ardent, mais la chair est faible » (Ibid.).

Peut-être le verset de la lettre de saint Jacques (rédigée vers l’année ‘60) citée plus haut (Jc 1, 13-14), n’avait-il d’autre but que de corriger l’ambiguïté de la traduction grecque du Notre Père (parue vers 58-60).

« Ne nous soumets pas à la tentation »

De quelle épreuve – au singulier – s’agit-il ? On peut penser à la grande épreuve eschatologique à laquelle Satan va soumettre le monde ; la fameuse épreuve dont parle le livre de l’Apocalypse : « Puisque tu as gardé mon appel à persévérer, moi aussi je te garderai de l’heure de l’épreuve qui va venir sur le monde entier pour éprouver les habitants de la terre » (Ap 3,10). Peut-être faut-il y inclure la tentation de l’apostasie, qui ne nous menace pas seulement en cas de persécution ouverte contre la foi, mais qui peut insidieusement pénétrer notre cœur et notre âme dans le contexte de la culture athée et particulièrement christianophobe qui nous entoure : « Ne convient-il pas de nous conformer à l’esprit de notre temps, et à l’heure de la mondialisation, d’opter pour un “christianisme raisonnable”, qui renonce à la filiation divine du Christ, pour ne voir en lui qu’un des nombreux sages et fondateurs religieux qui ont accompagné l’histoire des hommes ? »

Ceci dit, l’avertissement adressé par Jésus à ses disciples au Jardin de Gethsémani : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation » (Mt 26,41), suggère une interprétation large de la tentation, incluant ses multiples visages. Saint François d’Assise prolongeait la sixième demande du Notre Père en ces termes : « Ne nous soumets pas à la tentation, qu’elle soit manifeste ou sournoise, soudaine ou lancinante et prolongée ».

Ne sommes-nous pas constamment tentés de contredire l’amour de Dieu et du prochain ? L’incrédulité cohabite en nous avec la foi, comme l’indifférence avec la charité : il nous faut sans cesse demeurer dans la défiance de nous-même et dans une confiance suppliante envers Dieu, lui demandant instamment de nous préserver de la chute. Nous avançons sur le chemin de sainteté par l’accueil de la grâce sanctifiante et conjointement par la lutte contre le Tentateur, que Jésus lui-même a affronté au désert. Et puisque toute tentation concerne ultimement notre relation à Jésus, c’est sur la foi en sa victoire que nous devons humblement nous appuyer pour ne pas « entrer dans la tentation ».

Terminons par quelques phrases d’une homélie de saint Léon :

« Comprenons bien que plus nous apporterons de soin à notre salut,
plus violentes seront les attaques de l’ennemi.
Mais celui qui est en nous est plus fort que celui qui est contre nous ;
et c’est par lui que nous sommes affermis si nous nous confions en sa force :
le Seigneur, en effet, en consentant à subir les sollicitations du tentateur,
a voulu aussi nous introduire par son exemple,
lui qui nous fortifie par son secours. »
(Premier Sermon pour le Carême)

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